Il quitte Istanbul sans un sou.
Mesihi ne s'est plus présenté chez Maringhi. Michel-Ange a hésité à le faire appeler ; il n'a pu s'y résoudre.
Il a organisé sa fuite avec Manuel ; il ignore que, de loin, c'est Arslan qui a pris les arrangements, trouvé l'embarcation vénitienne qui le déposera à Ancône, payé grande partie du prix du passage.
On se débarrasse de l'artiste encombrant perdu entre deux rives.
La nuit de son départ, sur le quai au bas des remparts, le divin Michelangelo n'est qu'un corps blessé et effrayé, enveloppé dans un caftan noir, qui a hâte qu'on mette à la voile, qui a hâte de retrouver Florence.
A quelques centaines de mètres derrière eux, en amont, se dresse la forme noire de l'échafaudage de la butée du pont que Michel-Ange ne verra pas.
Il embrasse longuement Manuel, comme si c'était un autre qui se trouvait à sa place, puis il monte à bord. Il ressent une douleur sourde dans la poitrine, il l'attribue à sa blessure ; des larmes lui montent aux yeux.
Le seul objet qu'il a emporté, c'est son carnet, dans lequel il note quelques derniers mots, alors que le navire passe la pointe du Sérail.
Apparaître, poindre, briller.
Consteller, scintiller, s'éteindre.
Dissimulé par les embarcations, Mesihi s'est vite retourné. Il ne souhaite pas observer plus longtemps, il n'y a plus rien à voir : des rames sombres qui frappent les flots obscurs, une voile carrée dont la blancheur ne parvient pas à déchirer la nuit.
Il va aller se perdre dans les rues de la ville, se perdre dans les bouges de Tahtakale ; pour tout souvenir de Michel-Ange, il garde le dessin d'un éléphant, et surtout, dans un repli de son vêtement, la dague noire et or qui lui brûle à présent le ventre comme si elle était chauffée à blanc.
Le 14 septembre 1509, au moment même où Michel-Ange débute le chantier de la chapelle Sixtine, un terrible tremblement de terre frappe Istanbul. Les chroniqueurs en décrivent avec minutie les affreux dégâts : cent neuf mosquées et mille soixante-dix maisons sont ruinées de fond en comble ; plusieurs milliers d'hommes, de femmes et d'enfants périssent ensevelis sous les décombres. On raconte que dans la seule maison du vizir Mustafa Pacha meurent trois cents cavaliers avec leurs trois cents chevaux. Les remparts sont partiellement effondrés du côté de la mer, et entièrement du côté de la terre ; l'hospice des pauvres et une grande partie du complexe de la mosquée de Bayazid sont détruits. L'enduit qui recouvre les mosaïques byzantines de la basilique Sainte-Sophie tombe, révélant les portraits des évangélistes, qui protègent si bien les églises, disent les chrétiens, que pas une seule n'est touchée.
En tout cas les saints ne se préoccupent pas du pont de Michel-Ange, dont on a déjà érigé les piles, la butée et les premières arches : ébranlé, l'ouvrage s'effondre ; ses gravats seront charriés vers le Bosphore par les eaux que le séisme a rendues furieuses, et l'on n'en parlera plus.
Deux ans plus tard, le 5 août 1511, alors que Michel-Ange, le dos courbé, peine toujours sur son échafaudage de la chapelle Sixtine, Ali Pacha meurt. Premier grand vizir à être tué en combat, il trépasse à cheval, au milieu de ses janissaires, atteint en pleine poitrine par la flèche de l'un des chiites de l'Est, les Tekkés, dont il cherche à réduire la rébellion. On raconte qu'il sera vengé, d'une horrible manière, par Ismaïl, nouveau roi de Perse, qui souhaitait ainsi se concilier son si puissant voisin après avoir utilisé les révoltés pour asseoir son pouvoir ; capturés, les assassins du grand vizir seront jetés dans une marmite d'eau bouillante. Ils hurleront beaucoup, dit-on, avant de cuire et d'être dévorés par leurs gardiens.
Cette terrible vengeance ne changera rien pour Mesihi. Le poète démuni, ivrogne et sans protecteur s'éteindra avant même l'achèvement de la voûte si célèbre où Dieu donne vie à cet Adam dont le visage ressemble tant à celui du poète turc.
Deux doigts tendus qui ne se touchent pas.
Mesihi mourra au coucher du soleil, un soir de juillet 1512, pauvre et solitaire, après avoir en vain cherché un nouveau mécène. On connaît un de ses derniers vers :
Mon Dieu, ne m'envoyez pas au tombeau avant que mon torse ait pu caresser la poitrine de mon ami.
Peut-être parce qu'il était mécréant et assassin malgré lui, ou tout simplement parce que sa prière était indécente, il ne sera pas exaucé ; il s'éteindra dans un râle sans poésie, un souffle rauque vite avalé par l'appel à la prière du couchant, qui coulait déjà des innombrables minarets.
Le sultan Bayazid deuxième du nom aimait les ponts.
Parmi tous les ouvrages d'art qu'il fit bâtir dans les vingt-quatre provinces d'Asie et les trente-quatre d'Europe qui composaient alors son Empire, on dénombre : un pont de neuf arches sur le QizilErmak à Osmandjik ; de quatorze arches sur le Sakarya ; de dix-neuf arches sur l'Hermos à Sarukhan ; de six sur le Khabour, de huit sur le Valta, en Arménie ; de onze arches courtes et solides pour laisser passer l'armée près d'Edirne, sans compter tous les ponts de bois jetés au hasard des cours d'eau de moindre importance que rencontraient ses janissaires ou ses administrateurs.
Il mourut peu après avoir abdiqué en faveur de son fils Sélim, en 1512, en route vers Dimetoka, lieu de sa naissance, qu'il n'atteignit jamais ; le poison administré par un sbire de Sélim, ou ces autres venins que sont la tristesse et la mélancolie, eut raison de celui qui avait rêvé d'un ouvrage signé Léonard de Vinci ou Michel-Ange Buonarroti à Istanbul : il rendit l'âme près du village d'Aya, dit-on, sous son dais rouge et or, près de la pile d'un petit pont sur la route d'Andrinople, à l'ombre de laquelle on l'avait installé.
Longtemps après, en février 1564, c'est au tour de Michel-Ange, il se prépare à disparaître.
Dix-sept grandes statues de marbre, des centaines de mètres carrés de fresques, une chapelle, une église, une bibliothèque, le dôme du plus célèbre temple du monde catholique, plusieurs palais, une place à Rome, des fortifications à Florence, trois cents poèmes, sonnets et madrigaux, autant de dessins et d'études, un nom associé à jamais à l'Art, à la Beauté et au Génie : voilà, entre autres, ce que Michel-Ange s'apprête à laisser derrière lui, quelques jours avant son quatre-vingt-neuvième anniversaire, soixante ans après son voyage à Constantinople. Il meurt riche, son rêve réalisé : il a rendu à sa famille sa gloire et ses possessions passées. Il espère voir Dieu, il le verra sans doute, puisqu'il y croit.
C'est bien long, soixante ans.
Entre-temps, il a écrit des sonnets d'amour, à défaut de l'avoir connu, accroché au souvenir d'une mèche de cheveux morts.
Souvent, il caresse la cicatrice blanchie sur son bras et pense à l'ami perdu.
D'Istanbul, il lui reste une vague lumière, une douceur subtile mêlée d'amertume, une musique lointaine, des formes douces, des plaisirs rouillés par le temps, la douleur de la violence, de la perte : l'abandon des mains que la vie n'a pas laissé prendre, des visages qu'on ne caressera plus, des ponts qu'on n'a pas encore tendus.
La citation initiale, où il est question de rois et d'éléphants, appartient à Kipling, dans l'introduction d' Au hasard de la vie.
Quant à l'affaire qui nous intéresse ici, voici donc ce que l'on peut facilement retracer :
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