Je ne sais pas si je vais réussir.
Il va falloir que je rassemble toute la haine que je peux avoir contre tes semblables, et je n'en ai pas. Ou pas beaucoup. Je vais devoir convoquer les forces du passé, imaginer venger mon père, venger mon pays perdu, venger les miens, dispersés, essaimés sur les rives de la mer.
Je sais que tu n'as rien à voir dans tout cela.
Des forces nous tirent, nous manipulent dans le noir ; nous résistons. J'ai résisté. Peut-être la dernière barrière sera-t-elle la peur, le souvenir de ta main qui me caresse doucement comme si elle découvrait le tronc d'un arbre inconnu.
Tu ne me désires pas et pourtant tu es tendre.
Je n'y arriverai pas. Je n'ai pas la douleur passionnée du vizir qui trahit son amant ; je n'ai pas la colère jalouse du sultan qui le tue.
J'ai tenu une arme une seule fois, une horrible fois et j'en ai tremblé une année entière.
Même les soldats ont besoin des hurlements et du fracas de la bataille pour trouver du courage.
Je pourrais t'expliquer pourquoi on m'a confié cette tâche, par quel hasard ; te parler de tes nombreux ennemis, de moi, de ma vie, cela ne changerait rien. Ces puissants que tu crains ont décidé de ton sort et du mien. Si tu m'avais insufflé la folie de l'amour, si j'avais su te séduire, peut-être alors aurions-nous pu nous sauver tous les deux.
J'ai cherché à t'aimer pour ne pas avoir à te tuer.
Tu t'es endormi.
Il faut en finir.
Heureusement dans la pénombre je devinerai à peine ton visage ; ce sera plus simple ; cette lame est si parfaite qu'elle tranchera ta gorge sans un effort, t'empêchant de crier ; tu sentiras un écoulement chaud contre ta poitrine, tu étoufferas sans comprendre et tes forces te quitteront.
Judith l'a accompli jadis, pour sauver son peuple. Je n'ai pas de peuple à sauver, pas de vieille femme qui tienne un sac dans lequel dérober ta tête ; je suis seule et j'ai peur.
Cette lame pèse bien plus lourd qu'un cimeterre de janissaire ; elle a le poids de nos deux vies réunies.
Je vais rester jusqu'à la fin des temps le poignard à la main, debout dans la nuit, sans oser ni partir ni te frapper.
Michel-Ange est réveillé par un cri, une lutte dans le noir ; il a peur, il roule à bas du lit, sans comprendre ; un appel à l'aide, des chocs confus sur le plancher ; il voit qu'on apporte de la lumière, il entend qu'on l'appelle.
Il se lève avec difficulté.
Il y a un corps de femme ensanglanté sur le sol. Mesihi est debout, l'œil hagard, sauvage et pâle à la fois.
Il brandit encore la dague noire d'Aldobrandini, qui vient de pénétrer avec tant de facilité la chair de la chanteuse.
Michelangelo reste interdit quelques secondes. Il ne peut détourner son regard du corps dénudé allongé sur le plancher : une flaque noire s'agrandit sous la poitrine ; le visage, de côté, à demi recouvert par les cheveux en désordre, est d'une pâleur de lune ; il semble agité d'un dernier mouvement, qui n'en n'est pas un, un tressaillement, tout au plus.
Sur le pas de la porte, les serviteurs avec leurs bougeoirs sont stupéfaits, surpris à la fois par la beauté de la nudité de la jeune femme et la violence de la scène.
Le sculpteur se penche vers celle dont il découvre les formes dans la lumière. Il n'ose pas la toucher.
Il se retourne vers Mesihi.
Il se précipite soudain sur lui en hurlant ; il le frappe du poing au visage, l'étourdissant à moitié ; par réflexe, Mesihi lève le poignard pour se protéger et blesse Michel-Ange au bras ; insensible à la peur le sculpteur le frappe à nouveau, lui attrape le poignet, et tourne ; il tourne, il est fort ; il est puissant et blessé et si les serviteurs de Maringhi n'étaient pas intervenus pour le maîtriser, non seulement les os se seraient brisés, mais, une fois la dague en sa possession, il aurait sans nul doute achevé le poète de mille coups furieux.
Michelangelo est trop surpris et affaibli, trop meurtri pour pleurer. Il s'est laissé panser le bras par Manuel ; le poignard lui a ouvert une belle plaie bien droite sur le biceps. Il a caressé une dernière fois, en cachette, les cheveux de la chanteuse au corps froid comme le marbre ; il a évité de regarder son visage, ses yeux clos.
Le cadavre a ensuite disparu.
Michel-Ange est resté assis longtemps sur son lit, le cœur battant, pour essayer de comprendre, et il a compris.
Il a compris la terrible vengeance de Mesihi, sa jalousie atroce ; il imagine le poète agir de sang-froid, dans la nuit, et il en tremble.
Il a préféré tuer la jeune femme plutôt qu'elle ne lui ravisse Michel-Ange.
Le sculpteur en frémit de colère et de douleur. Il mettra des mois à retrouver le sommeil.
Mesihi a décidé de se taire.
Il s'est enfui dans la nuit, blessé lui aussi, le poignet endolori ; il a fumé de l'opium, bu jusqu'à s'en faire vomir ; rien n'y a fait. Il revoit l'image de ce corps debout dans la pénombre, l'arme à la main ; il se souvient de s'être précipité vers lui, d'avoir lutté ; elle criait, elle se débattait ; puis elle a cessé de se débattre, alors que c'était lui qui avait le couteau ; il a beau essayer de se souvenir à s'en frapper la tête contre les murs il est incapable de comprendre ce qui s'est produit, comment il a senti le contact d'un sein contre sa poitrine, la jeune femme soupirer et fléchir, puis tomber, frappée à mort.
Il lui semble qu'elle s'est jetée sur la lame. Il n'en saura jamais rien.
Mesihi est ivre sans l'être.
Il tremble ; il pleure dans la solitude ; il s'enveloppe dans un manteau de laine sombre, fragile rempart contre le monde, lorsque le jour arrive.
Buonarroto, je n'ai pas le temps de répondre à ta lettre, car c'est la nuit ; et quand bien même je l'aurais, je ne pourrais te donner une réponse ferme, puisque je ne vois pas la fin de mes affaires ici. Je serai près de vous bientôt et ferai alors tout le possible pour vous, comme je l'ai accompli jusqu'à présent. Moi-même je me sens plus mal que jamais, blessé et pris d'une grande fatigue ; pourtant j'ai la patience de m'efforcer pour atteindre le but projeté. Vous pouvez donc bien patienter un peu, puisque vous êtes dix mille fois en meilleur état que moi.
Ton MichelagnoloMesihi s'est tu.
Il a sacrifié son amour une dernière fois, sans rien espérer en retour.
Il a défendu ce Franc contre son ennemie, il l'a sauvé, voilà ce qui lui importe ; tant pis si en le sauvant il l'a perdu à jamais.
Il l'oubliera, qui sait, dans les tavernes de Tahtakale, dans les bras des éphèbes et des chanteuses aux yeux de houris qui viendront lui masser les cuisses ; dans la beauté de la poésie et de la calligraphie.
Il pleure souvent ; seule l'arrivée de la nuit et de la débauche lui apporte un peu de réconfort.
Quatre chemises de laine dont une déchirée et tachée de sang, deux pourpoints de flanelle, un surcot de la même matière, trois plumes et autant de fioles d'encre, un miroir brisé, quatre feuilles couvertes de dessins, deux autres d'écritures, trois paires de chausses, un compas, des sanguines dans une boîte de plomb, un étui d'argent contenant des sels, une timbale du même métal, voilà l'inventaire précis de ce que l'on trouvera, dans la chambre de Michel-Ange après son départ, méthodiquement consigné par les scribes ottomans.
Il quitte Constantinople en secret. Poursuivi par la présence de la mort, accablé par le souvenir d'un amour qu'il n'a pas su donner avant qu'il ne soit trop tard, trahi, croit-il, par la jalousie de Mesihi, trompé par les puissants, pressé par ses frères et la perspective de se remettre au service du pape, il prend la fuite, comme il a fui Rome trois mois plus tôt, blessé, déchiré, brisé.
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