— C'est horrible, cela crie et sent mauvais. Méfiez-vous, il pourrait vous mordre.
Michel-Ange éclate de rire.
— Non, jusqu'ici il n'a mordu que Maringhi, qui le mérite. Je l'ai appelé Jules, en l'honneur de son mauvais caractère. Moi il me mange dans la main, regardez.
Il attrape une noisette dans un petit sac et la présente au singe ; celui-ci s'approche et prend délicatement le fruit sec dans ses doigts minuscules, avec un grand respect et une vraie noblesse.
Michel-Ange ne peut s'empêcher de rire à nouveau.
— N'est-il pas distingué ?
Arslan a une moue dégoûtée.
— Il y a quelque chose de diabolique dans leur attitude presque humaine, maestro.
— Croyez-vous ? Je trouve cela amusant. Arslan préfère changer de sujet.
— Avez-vous des nouvelles de votre pont ?
— Oui. Les ingénieurs se battent pour des problèmes de portée et de hauteur des piles. Les travaux d'aménagement ont commencé sur les deux rives ; je vais bientôt dessiner les détails des arches et des piliers et dresser des plans d'exécution cotés.
— Ce n'est pas encore fait ?
— Non, j'attends les avis des ingénieurs.
— Vous allez donc rester parmi nous encore longtemps.
Michelangelo soupire.
— C'est possible.
— Cela n'a pas l'air de vous réjouir.
— J'avoue que l'Italie me manque. Mes frères me réclament, qui plus est.
— Si je peux vous aider en quoi que ce soit, n'hésitez pas. Qu'est-ce qui pourrait rendre votre séjour plus agréable ?
Le sculpteur ne peut s'empêcher de penser à la chanteuse andalouse, à sa voix et ses mains dans la nuit.
— Rien que vous n'ayez déjà fait, je vous remercie. Et Mesihi veille à mes moindres désirs.
— Ah, ce Mesihi.
Il y a comme un reproche dans la voix d'Arslan.
— C'est un compagnon charmant et un guide agréable.
— Un homme qui se perd dans le vin et l'opium se perd lui-même.
— Certes. C'est néanmoins un grand poète. Arslan marque une hésitation.
— Avez-vous entendu sa poésie, maestro ?
— J’en connais les extraits qu'on a bien voulu me traduire. C'est aussi beau que notre Pétrarque.
— Si vous le dites.
Michel-Ange est légèrement agacé par les insinuations du jeune homme Comme à son habitude, il ne peut s'empêcher d'être à la limite de l'impolitesse :
— Auriez-vous quelque chose contre lui ? Arslan n'hésite pas une seconde.
— Non, bien sûr, au contraire. C'est le protégé du grand vizir ; on peut mesurer l'importance de quelqu'un à la puissance de ses amis.
Sans être un courtisan accompli, Michel-Ange a saisi la perfidie des mots d'Arslan.
Il aimerait que le singe vienne opportunément uriner sur les chausses du commerçant, mais l'animal a attrapé la plume sur l'écritoire et essaie, chevalier velu maniant maladroitement une lance trop grande pour lui, de la tenir droite et de tracer Dieu sait quoi sur le papier.
Michel-Ange rit aux éclats.
— Vous voyez ? Tout cela n'a pas grande importance.
Arslan se sent obligé de s'esclaffer avec lui.
— Ce ne sont que des singeries, s'il faut en croire votre horrible bête.
Michel-Ange reste un moment silencieux, avant de souffler.
— C'est juste. Nous singeons tous Dieu en son absence.
Le 24 juin, jour du Baptiste, le caravansérail de Maringhi est en fête. Michel-Ange est un peu l'invité d'honneur ; quelques commerçants génois et vénitiens sont là, oubliant pour un temps leur rivalité ; Mesihi aussi, bien sûr, ainsi que Falachi et tout ce qu'Istanbul compte de Florentins et de Toscans. On est allé à l'office le matin, dans l'église latine de l'autre côté de la Corne d'Or ; on pense qu'à Florence, le soir venu, on allumera les feux au bord de l'Arno, et on est un peu mélancolique. Michel-Ange tient compagnie à Mesihi, rayonnant de beauté dans un caftan brodé. L'été commence à peine et pourtant la chaleur est déjà étouffante malgré l'ombre de la cour, où sont dressées les tables du banquet. Arslan arrive à son tour, et salue respectueusement l'hôte avant de s'approcher de Michel-Ange et de Mesihi. Le sculpteur aperçoit le poète tressaillir de surprise ou de mécontentement ; il ne semble pas porter ce compatriote cosmopolite dans son cœur.
Michel-Ange est déçu de voir qu'Arslan est venu seul ; il espérait secrètement qu'il arriverait avec le chanteur tant attendu ; il n'ose poser la question.
On passe à table.
Maringhi a bien fait les choses. Le banquet est copieux et interminable.
Michel-Ange le frugal, incommodé par la chaleur, mange du bout des doigts.
A la moitié du repas, il abandonne les convives pour se retirer dans sa chambre, prétextant la fatigue, lui qui est infatigable.
Il relit un sonnet écrit la veille, le trouve mauvais et le rature rageusement.
Il ne redescend dans la cour que quelques heures plus tard.
Mesihi a disparu.
L'assistance est réduite de moitié.
On joue, on boit des sorbets.
Arslan est toujours là, ce qui rassure un peu l'artiste. Tout espoir n'est pas perdu. On viendra peut-être plus tard. Oui, c'est cela, sans doute. Les musiciens arriveront à la nuit, avec les feux.
Michel-Ange goûte cette soupe de cerises sucrée rafraîchie avec de la neige d'Anatolie ou des Balkans qu'on compresse en gros blocs et conserve dans le noir, au fin fond des citernes, en la recouvrant de paille.
On lui propose une partie de cornet ou de trictrac, il refuse. Il est encore moins joueur que buveur, si c'est possible. Il s'assoit près d'Arslan, qui affiche son éternel sourire et l'interroge sur ses affaires, sujet de conversation comme un autre.
— Je ne peux pas me plaindre. La paix avec la République favorise le commerce. Je devrais retourner prochainement à Venise. J'ai un entrepôt là-bas, pas aussi grand que celui-ci, certes, mais florissant tout de même.
Michel-Ange a du mal à se persuader que ce jeune homme athlétique est bien un commerçant. On l'imaginerait spadassin, voire homme de cour, mais sûrement pas derrière un comptoir, même vénitien. Il se demande par quel hasard il est proche de Maringhi. Sans doute tous les négociants se connaissent-ils ; ils s'achètent peut-être même des articles entre eux.
Les Florentins présents sont gais, d'une gaieté nostalgique ; leur hôte a fait préparer un tas de bois au milieu de la fontaine de sa cour, qu'il allumera à la nuit, au risque de mettre le feu à tout le quartier, ce qui n'a pas l'air de l'inquiéter outre mesure. Michel-Ange se rappelle les festivités de la Saint-Jean dans le palais de Laurent le Magnifique, au temps où il était encore apprenti, et sent son cœur se serrer. La vie ne lui a donné que peu de moments agréables, jusqu'à présent ; des années de travail acharné, de peines et d'humiliations. Mais les souvenirs du palais des Médicis brillent en lui d'une lumière particulière. Au-delà de l'excellente formation qu'il y reçut, il y avait dans l'entourage du Magnifique, dans la vie à la cour, une sécurité presque familiale qui lui manque souvent, qu'elle fût due à l'insouciance de la jeunesse, ou à sa soif d'apprendre, jamais rassasiée. Il y affronta souvent ses camarades ; il y apprit à suer, à se battre, à souffrir et à travailler. C'est dans le dur regard de ses maîtres que se trouve le père de Michel-Ange. Dans leur dureté et leur rare tendresse.
Le jour commence à faiblir ; le ciel se fissure de rose, une légère brise marine rafraîchit le caravansérail ; on a ouvert les portes en grand pour laisser entrer l'air qui parcourt à présent les arcades et agite tendrement les feuilles du figuier.
Mesihi revient, après avoir été appelé d'urgence par le vizir. Il semble soucieux. Michel-Ange n'y prête pas vraiment attention.
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