«J’espérais que Son Altesse royale oublierait ce projet, ou que sa fantaisie se dissiperait ce matin avec l’air vif de la route, mais il n’en fut rien. Au relais de Pont-à-Mousson, Son Altesse me demanda si nous approchions de Taverney, et je fus forcé de répondre que nous n’en étions plus qu’à trois lieues.
– Maladroit! s’écria le baron.
– Hélas! on eût dit que la dauphine devinait mon embarras: «Ne craignez rien, me dit-elle, mon séjour ne sera pas long; mais, puisque vous me menacez d’un accueil qui me fera souffrir, nous serons quittes, car, moi aussi, je vous ai fait souffrir à mon entrée à Strasbourg.» Comment résister à de si charmantes paroles? Dites, mon père!
– Oh! c’était impossible, dit Andrée, et Son Altesse royale, si bonne à ce qu’il paraît, se contentera de mes fleurs et d’une tasse de mon lait, comme elle a dit.
– Oui, dit le baron; mais elle ne se contentera pas de mes fauteuils qui lui briseront les os, de mes lambris qui lui attristeront la vue. Au diable les caprices! Bon! la France sera encore bien gouvernée par une femme qui a de ces fantaisies-là. Peste! voilà l’aurore d’un singulier règne!
– Oh! mon père, pouvez-vous dire de semblables choses d’une princesse qui nous comble d’honneurs!
– Qui me déshonore bien plutôt! s’écria le vieillard. Qui songe en ce moment aux Taverney? Personne. Le nom de la famille dort sous les ruines de Maison-Rouge, et j’espérais qu’il n’en sortirait que d’une certaine façon et quand le moment serait venu; mais non, j’espérais à tort, et voilà que le caprice d’une enfant va le ressusciter terni, poudreux, mesquin, misérable. Voilà que les gazettes, à l’affût de tout ce qui est ridicule, pour en tirer le scandale dont elles vivent, vont consigner dans leurs sales recueils la visite d’une grande princesse au taudis de Taverney. Cordieu! j’ai une idée!
Le baron prononça ces paroles d’une façon qui fit tressaillir les deux jeunes gens.
– Que voulez-vous dire, mon père? demanda Philippe.
– Je dis, mâchonna le baron, que l’on sait son histoire, et que, si le comte de Médina a bien incendié son palais pour embrasser une reine, je puis bien, moi, brûler une bicoque pour être dispensé de recevoir une dauphine. Laissez arriver la princesse.
Les deux jeunes gens n’avaient entendu que les derniers mots, et ils se regardaient avec inquiétude.
– Laissez-la arriver, répéta Taverney.
– Elle ne peut tarder, monsieur, répéta Philippe. J’ai pris la traverse par le bois de Pierrefitte pour gagner quelques minutes sur le cortège, mais il ne doit pas être loin.
– En ce cas, il n’y a pas de temps à perdre, dit le baron.
Et, agile encore comme s’il eût eu vingt ans, le baron sortit du salon, courut à la cuisine, arracha du foyer un tison brûlant, et courut aux granges pleines de paille sèche, de luzerne et de féveroles; il l’approchait déjà des bottes de fourrage lorsque Balsamo surgit derrière lui et lui saisit le bras.
– Que faites-vous donc là, monsieur? dit-il en arrachant le brandon des mains du vieillard; l’archiduchesse d’Autriche n’est point un connétable de Bourbon dont la présence souille une maison à ce point qu’on la brûle plutôt que de la laisser y mettre le pied.
Le vieillard s’arrêta, pâle, tremblant, et ne souriant plus comme d’habitude. Il lui avait fallu réunir toutes ses forces pour adopter au profit de son honneur, du moins à la façon dont il l’entendait, une résolution qui faisait d’une médiocrité encore supportable une misère complète.
– Allez, monsieur, allez, continua Balsamo, vous n’avez que le temps de quitter cette robe de chambre et de vous habiller d’une façon convenable. Quand j’ai connu au siège de Philippsburg le baron de Taverney, il était grand-croix de Saint-Louis. Je ne sache pas d’habit qui ne redevienne riche et élégant sous une pareille décoration.
– Mais, monsieur, reprit Taverney, avec tout cela la dauphine va voir ce que je ne voulais pas même vous montrer à vous: c’est que je suis malheureux.
– Soyez tranquille, baron; on l’occupera tellement, qu’elle ne remarquera pas si votre maison est neuve ou vieille, pauvre ou riche. Soyez hospitalier, monsieur, c’est votre devoir comme gentilhomme. Que feront les ennemis de Son Altesse royale, et elle en a bon nombre, si ses amis brûlent leurs châteaux pour ne pas la recevoir sous leur toit? N’anticipons pas sur les colères à venir, monsieur; chaque chose aura son tour.
M. de Taverney obéit avec cette résignation dont une fois déjà il avait donné la preuve, et alla rejoindre ses enfants, qui, inquiets de son absence, le cherchaient de tous côtés.
Quant à Balsamo, il se retira silencieusement comme pour achever une œuvre commencée.
Chapitre XIV Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche
Il n’y avait pas de temps à perdre en effet, comme l’avait dit Balsamo; un grand bruit de voitures, de chevaux et de voix retentissait dans le chemin, si paisible d’ordinaire, qui conduisait de la route à la maison du baron de Taverney.
On vit alors trois carrosses, dont l’un, chargé de dorures et de bas-reliefs mythologiques, n’était pas, malgré sa magnificence, moins poudreux ou moins éclaboussé que les autres, s’arrêter près de la porte que tenait ouverte Gilbert, dont les yeux dilatés et le tremblement fébrile indiquaient la vive émotion à l’aspect de tant de grandeurs.
Vingt cavaliers, tous jeunes et brillants, vinrent se ranger près de la principale voiture, lorsqu’en descendit, soutenue par un homme vêtu de noir, portant en sautoir sous l’habit le grand cordon de l’ordre, une jeune fille de quinze à seize ans, coiffée sans poudre, mais avec une simplicité qui n’empêchait pas sa chevelure de s’élever un pied au-dessus de son front.
Marie-Antoinette, car c’était elle, arrivait en France avec une réputation de beauté que n’y apportaient pas toujours les princesses destinées à partager le trône de nos rois. Il était difficile d’avoir une opinion sur ses yeux, qui, sans être précisément beaux, prenaient à sa volonté toutes les expressions, et surtout celles si opposées de la douceur et du dédain; son nez était bien fait, sa lèvre supérieure était belle; mais sa lèvre inférieure, aristocratique héritage de dix-sept césars, trop épaisse, trop avancée, et quelquefois même tombante, ne semblait aller convenablement à ce joli visage que lorsque ce joli visage voulait exprimer la colère ou l’indignation. Son teint était admirable; on voyait le sang courir sous le tissu délicat de sa peau; sa poitrine, son cou, ses épaules, étaient d’une suprême beauté; ses mains étaient royales. Elle avait deux démarches bien distinctes: l’une qu’elle prenait, et celle-là était ferme, noble et un peu pressée; l’autre, à laquelle elle se laissait aller, et celle-là était molle, balancée, et pour ainsi dire caressante. Jamais femme n’a fait la révérence avec plus de grâce; jamais reine n’a salué avec plus de science. Pliant la tête une seule fois pour dix personnes, et dans cette seule et unique inclinaison, donnant à chacun ce qui lui revenait.
Ce jour-là, Marie-Antoinette avait son regard de femme, son sourire de femme, et même de femme heureuse; elle était décidée, si la chose était possible, à ne pas redevenir dauphine de la journée. Le calme le plus doux régnait sur son visage, la bienveillance la plus charmante animait ses yeux. Elle était vêtue d’une robe de soie blanche, et ses beaux bras nus supportaient un mantelet d’épaisses dentelles.
À peine eut-elle mis pied à terre qu’elle se retourna pour aider à descendre de voiture une de ses dames d’honneur que l’âge appesantissait un peu; puis, refusant le bras que lui offrait l’homme à l’habit noir et au cordon bleu, elle s’avança, libre, aspirant l’air et jetant les yeux autour d’elle, comme si elle voulait profiter jusqu’en ses moindres détails de la rare liberté qu’elle se donnait.
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