– Bon! expliquez-moi cela. Est-il encore temps?
– Oh! mon Dieu, oui! ordonnez à ce brave homme de m’apporter un verre d’eau bien pure.
– La Brie, vous entendez? dit le baron.
La Brie partit avec son activité ordinaire.
– Comment, dit le baron en se retournant vers son hôte, comment, le verre d’eau que je bois chaque matin renfermerait des propriétés ou des secrets dont je ne me doutais pas? Comment, j’aurais depuis dix ans fait de l’alchimie, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans m’en douter?
– J’ignore ce que vous avez fait, répondit gravement Balsamo, mais je sais ce que je fais, moi.
Puis, se retournant vers La Brie, qui avait fait la commission avec une rapidité miraculeuse:
– Merci, mon brave serviteur, dit-il.
Et, prenant le verre de ses mains, il l’éleva à la hauteur de ses yeux, et interrogea le contenu du cristal, sur lequel le grand jour faisait nager des perles et courir des zébrures violettes ou diamantées.
– C’est donc bien beau, ce que l’on voit dans un verre d’eau? dit le baron. Diable! diable!
– Mais oui, monsieur le baron, répondit l’étranger; aujourd’hui du moins, c’est fort beau.
Et Balsamo parut redoubler d’attention, tandis que le baron, malgré lui, le suivait des yeux, et que La Brie, tout ébahi, continuait de lui tendre son assiette.
– Qu’y voyez-vous, mon cher hôte? dit le baron continuant son persiflage. En vérité, je bous d’impatience; un héritage pour moi, un nouveau Maison-Rouge pour rétablir un peu mes petites affaires?
– J’y vois l’invitation, que je vais vous transmettre, de vous tenir sur le qui vive.
– Vraiment! dois-je être attaqué?
– Non; mais vous devez ce matin même recevoir une visite.
– Alors c’est que vous avez donné rendez-vous à quelqu’un chez moi. C’est mal, monsieur, c’est très mal. Il n’y aura peut-être pas de perdreaux ce matin, prenez-y garde.
– Ce que j’ai l’honneur de vous dire est sérieux, mon cher hôte, reprit Balsamo, et de la plus haute importance. Quelqu’un s’achemine en ce moment vers Taverney.
– Par quel hasard, mon Dieu! et quelle espèce de visite? Instruisez-moi, mon cher hôte, je vous en supplie, car je vous avouerai que pour moi, – vous avez dû vous en apercevoir à l’accueil un peu vinaigre que je vous ai fait, – tout visiteur est importun. Précisez, cher sorcier, précisez, si cela vous est possible.
– Non seulement cela m’est possible, mais je dirai plus, pour que vous ne m’ayez pas une trop grande obligation, cela m’est même facile.
Et Balsamo ramena son œil scrutateur sur la couche d’opale qui ondulait dans le verre.
– Eh bien! voyez-vous? demanda le baron.
– Parfaitement.
– Alors parlez, ma sœur Anne.
– Je vois venir une personne de haute condition.
– Bah! vraiment! et cette personne vient comme cela, sans être invitée par personne?
– Elle s’est invitée elle-même. Elle est conduite par monsieur votre fils.
– Par Philippe?
– Par lui-même.
Ici le baron fut saisi d’un accès d’hilarité fort désobligeant pour le sorcier.
– Ah! ah! dit-il, conduite par mon fils… Vous dites que cette personne est conduite par mon fils?
– Oui, baron.
– Vous le connaissez donc, mon fils?
– Pas le moins du monde.
– Et mon fils est en ce moment?…
– À une demi-lieue, un quart de lieue peut-être!
– D’ici?
– Oui.
– Mon cher monsieur, mon fils est à Strasbourg, où il tient garnison, et à moins de s’exposer à être déclaré déserteur, ce qu’il ne fera pas, je vous jure, il ne peut m’amener personne.
– Il vous amène cependant quelqu’un, dit Balsamo en continuant d’interroger son verre d’eau.
– Et ce quelqu’un, demanda le baron, est-ce un homme, est-ce une femme?
– C’est une dame, baron, et même une très grande dame. Ah! tenez, quelque chose de particulier, d’étrange.
– Et d’important? reprit le baron.
– Ma foi, oui.
– Achevez, en ce cas.
– C’est que vous ferez bien d’éloigner votre petite servante, cette petite drôlesse, comme vous dites, qui a de la corne au bout des doigts.
– Et pourquoi cela l’éloignerais-je?
– Parce que Nicole Legay a dans le visage quelques traits de la personne qui vient ici.
– Et vous dites que c’est une grande dame, une grande dame qui ressemble à Nicole? Vous voyez bien que vous tombez dans la contradiction.
– Pourquoi pas? J’ai acheté autrefois une esclave qui ressemblait tellement à la reine Cléopâtre, qu’il était question de la conduire à Rome pour la faire figurer dans le triomphe d’Octave.
– Bon! voilà que cela vous reprend, dit le baron.
– Ensuite, faites-en ce que vous voudrez, de ce que je vous dis, mon cher hôte; vous comprenez, la chose ne me regarde aucunement et est toute dans vos intérêts.
– Mais en quoi cette ressemblance de Nicole peut-elle blesser la personne?
– Supposez que vous soyez roi de France, ce que je ne vous souhaite pas, ou dauphin, ce que je vous souhaite moins encore, seriez-vous charmé, en entrant dans une maison, de trouver au nombre des domestiques de cette maison une contrefaçon de votre auguste visage?
– Ah! diable! dit le baron, voici un dilemme des plus forts; il résulterait donc de ce que vous dites…?
– Que la très haute et très puissante dame qui va venir serait peut-être mal contente de voir son image vivante en jupe courte et en fichu de toile.
– Eh bien! dit le baron, toujours riant, nous y aviserons quand il le faudra. Mais voyez-vous, cher baron, dans tout cela c’est mon fils qui me réjouit le plus. Ce cher Philippe, qu’un heureux hasard va nous amener comme cela, sans crier gare!
Et le baron se mit à rire plus fort.
– Ainsi, dit gravement Balsamo, ma prédiction vous fait plaisir? Tant mieux, ma foi; mais à votre place, baron…
– À ma place?
– Je donnerais quelques ordres, je ferais quelques dispositions…
– Vraiment?
– Oui.
– J’y songerai, cher hôte, j’y songerai.
– Il serait temps.
– C’est donc sérieusement que vous me dites cela?
– On ne peut plus sérieusement, baron; car, si vous voulez recevoir dignement la personne qui vous fait la faveur de vous visiter, vous n’avez pas une minute à perdre.
Le baron secoua la tête.
– Vous doutez, je crois? dit Balsamo.
– Ma foi, cher hôte, j’avoue que vous avez affaire à l’incrédule le plus endurci…
Ce fut en ce moment que le baron se dirigea du côté du pavillon de sa fille, pour lui faire part de la prédiction de son hôte, et qu’il appela:
– Andrée! Andrée!
Nous savons comment la jeune fille répondit à l’invitation de son père, et comment le regard fascinateur de Balsamo l’attira près de la fenêtre.
Nicole était là, regardant avec étonnement La Brie, qui lui faisait des signes et cherchait à comprendre.
– C’est diablement difficile à croire, répétait le baron, et à moins que de voir…
– Alors, puisqu’il faut absolument que vous voyiez, retournez-vous, dit Balsamo en étendant la main vers l’avenue, au bout de laquelle galopait à toute bride un cavalier dont le cheval faisait résonner la terre sous ses pas.
– Oh! oh! s’écria le baron, voilà en effet…
– M. Philippe! s’écria Nicole en se haussant sur la pointe des pieds.
– Notre jeune maître, fit La Brie avec un grognement de joie.
– Mon frère! mon frère! exclama Andrée en lui tendant les deux bras par sa fenêtre.
– Serait-ce par hasard monsieur votre fils, cher baron? demanda négligemment Balsamo.
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