– C’est-à-dire que j’en suis sûre, ajouta-t-elle.
– Très bien; mademoiselle occupe son temps à Taverney, à ce que je vois.
– Il faut bien songer à l’avenir. Vous qui êtes une demoiselle, vous aurez sans doute une fortune de quelque parent riche; moi qui n’ai même pas de parents, je n’aurai que ce que je trouverai.
Comme tout cela paraissait assez simple à Andrée, elle oublia peu à peu le ton avec lequel avaient été prononcées les paroles qu’elle avait trouvées inconvenantes, et sa bonté naturelle ayant pris le dessus:
– Au fait, dit-elle, qui veux-tu épouser?
– Oh! quelqu’un que mademoiselle connaît, dit Nicole en attachant ses deux beaux yeux sur ceux d’Andrée.
– Que je connais?
– Parfaitement.
– Qui est-ce? Tu me fais languir; voyons.
– J’ai peur que mon choix ne déplaise à mademoiselle.
– À moi?
– Oui!
– Tu le juges donc toi-même peu convenable?
– Je ne dis pas cela.
– Eh bien! alors, dis sans crainte, il est du devoir des maîtres de s’intéresser à ceux de leurs gens qui les servent bien, et je suis contente de toi.
– Mademoiselle est bien bonne.
– Dis donc vite, et achève de me lacer.
Nicole rassembla toutes ses forces et toute sa pénétration.
– Eh bien! c’est… c’est Gilbert, dit-elle.
Au grand étonnement de Nicole, Andrée ne sourcilla point.
– Gilbert, le petit Gilbert, le fils de ma nourrice?
– Lui-même, mademoiselle.
– Comment! c’est ce garçon-là que tu veux épouser?
– Oui, mademoiselle, c’est lui.
– Et il t’aime?
Nicole se crut arrivée au moment décisif.
– Il me l’a dit vingt fois, répondit-elle.
– Eh bien! épouse-le, dit tranquillement Andrée; je n’y vois aucun obstacle. Tu n’as plus de parents, il est orphelin; vous êtes chacun maîtres de votre sort.
– Sans doute, balbutia Nicole, stupéfaite de voir l’événement succéder d’une façon si peu en rapport avec ses prévisions. Quoi! mademoiselle permet…?
– Tout à fait; seulement, vous êtes bien jeunes tous deux.
– Nous aurons ensemble à vivre un peu plus longtemps.
– Vous n’êtes riches ni l’un ni l’autre.
– Nous travaillerons.
– À quoi travaillera-t-il, lui qui n’est bon à rien?
Pour le coup, Nicole n’y tint plus; tant de dissimulation l’avait épuisée.
– Mademoiselle me permettra de lui dire qu’elle traite bien mal ce pauvre Gilbert, répondit-elle.
– Dame! fit Andrée, je le traite comme il le mérite; c’est un paresseux.
– Oh! mademoiselle, il lit toujours, et ne demande qu’à s’instruire.
– Rempli de mauvaise volonté, continua Andrée.
– Pas pour mademoiselle, toujours, répliqua Nicole.
– Comment cela?
– Mademoiselle le sait mieux que personne, elle qui lui commande de chasser pour la table.
– Moi?
– Et qui lui fait faire quelquefois dix lieues avant qu’il trouve un gibier.
– Ma foi, j’avoue que je n’y ai jamais fait la moindre attention.
– Au gibier?… dit Nicole en ricanant.
Andrée eût ri peut-être de cette saillie, et n’eût pas deviné tout le fiel contenu dans les sarcasmes de sa chambrière, si elle eût été dans sa disposition ordinaire d’esprit. Mais ses nerfs tressaillaient comme les cordes d’un instrument qu’on a fatigué outre mesure. Des frissonnements nerveux précédaient chaque acte de sa volonté, chaque mouvement de son corps. Le moindre mouvement d’esprit lui était une difficulté qu’il fallait vaincre: en style de nos jours, nous dirions qu’elle était agacée. Mot heureux, conquête de philologie qui rappelle cet état de frisson révoltant où nous jette la succion d’un fruit âpre ou le contact de certains corps raboteux.
– Que veut dire cet esprit? demanda Andrée se ranimant tout à coup, et prenant, avec l’impatience, toute la perspicacité que sa mollesse l’empêchait d’avoir depuis le commencement de la scène.
– Je n’ai pas d’esprit, mademoiselle, dit Nicole. L’esprit est bon pour les grandes dames. Je suis une pauvre fille, et dis tout bonnement ce qui est.
– Qu’est-ce qui est? Voyons!
– Mademoiselle calomnie Gilbert, qui est plein d’attentions pour elle. Voilà ce qui est.
– Il ne fait que son devoir en qualité de domestique; après?
– Mais Gilbert n’est pas domestique, mademoiselle; on ne le paye pas.
– Il est fils de nos anciens métayers; on le nourrit, on le loge; il ne fait rien en échange de la nourriture et du logement qu’on lui donne; tant pis pour lui, car il les vole. Mais où voulez-vous en venir et pourquoi défendre si chaudement ce garçon que l’on n’attaque pas?
– Oh! je sais bien que mademoiselle ne l’attaque pas, dit Nicole avec un sourire tout hérissé d’épines.
– Voilà encore des paroles que je ne comprends pas.
– Parce que mademoiselle ne veut pas les comprendre, sans doute.
– Assez, mademoiselle, dit Andrée sévèrement; expliquez-moi à l’instant même ce que vous voulez dire.
– Mademoiselle le sait certainement mieux que moi, ce que je veux dire.
– Non, je ne sais rien, et surtout je ne devine rien, car je n’ai pas le temps de deviner les énigmes que vous me posez. Vous me demandez mon consentement à votre mariage, n’est-ce pas?
– Oui, mademoiselle, et je prie mademoiselle de ne pas m’en vouloir si Gilbert m’aime.
– Qu’est-ce que cela me fait, à moi, que Gilbert vous aime ou ne vous aime pas? Tenez, en vérité, vous me fatiguez, mademoiselle.
Nicole se haussa sur ses petits pieds comme un jeune coq sur ses ergots. La colère, si longtemps contenue en elle, se fit jour enfin.
– Après cela, dit-elle, mademoiselle a peut-être déjà dit la même chose à Gilbert.
– Est-ce que je parle à votre Gilbert? Laissez-moi en paix, mademoiselle, vous êtes folle.
– Si mademoiselle ne lui parle pas, ou ne lui parle plus, je ne pense pas qu’il y ait fort longtemps.
Andrée s’avança vers Nicole, qu’elle couvrit tout entière d’un admirable regard de dédain.
– Vous tournez depuis une heure autour de quelque impertinence. Finissez en. Je le veux.
– Mais…, fit Nicole un peu émue.
– Vous dites que j’ai parlé à Gilbert?
– Oui, mademoiselle, je le dis.
Une pensée qu’elle avait longtemps regardée comme impossible vint à l’esprit d’Andrée.
– Mais cette malheureuse fait de la jalousie, Dieu me pardonne! s’écria-t-elle en éclatant de rire. Rassure-toi, ma pauvre Legay, je ne le regarde pas, ton Gilbert, et je ne saurais même te dire de quelle couleur sont ses yeux.
Et Andrée se sentait toute prête à pardonner ce qui, selon elle, n’était plus une impertinence, mais une folie.
Ce n’était point le compte de Nicole; c’était elle qui se regardait comme l’offensée, et elle ne voulait point de pardon.
– Je le crois, répliqua-t-elle, et ce n’est pas le moyen de le savoir que de le regarder la nuit.
– Plaît-il? fit Andrée, qui commençait à comprendre, mais qui ne pouvait croire encore.
– Je dis que si mademoiselle ne parle à Gilbert que la nuit, comme elle l’a fait hier, ce n’est pas le moyen de connaître bien exactement les détails de son visage.
– Si vous ne vous expliquez pas sur-le-champ, prenez garde! fit Andrée fort pâle.
– Oh! ce sera bien aisé, mademoiselle, dit Nicole abandonnant tout son plan de prudence. J’ai vu cette nuit…
– Taisez-vous, on me parle d’en bas, dit Andrée.
Effectivement une voix criait du parterre.
– Andrée! Andrée!
– C’est monsieur votre père, mademoiselle, dit Nicole, avec l’étranger qui a passé la nuit ici.
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