Et elle acheva sa phrase en regardant La Brie d’un air qui voulait dire: «Surtout quand on n’a qu’un seul valet.»
– Madame, répondit le baron, j’attendais effectivement Votre Altesse royale, ou plutôt j’étais prévenu de son arrivée.
La dauphine se tourna vers Philippe.
– Monsieur vous avait donc écrit? demanda-t-elle.
– Non, madame.
– Personne ne savait que je dusse m’arrêter chez vous, monsieur, pas même moi, dirais-je presque, car je cachais mon désir à moi-même, pour ne pas causer ici l’embarras que je cause, et je n’en ai parlé que cette nuit à monsieur votre fils, lequel était encore près de moi il y a une heure, et n’a dû me précéder que de quelques minutes.
– En effet, madame, d’un quart d’heure à peine.
– Alors c’est quelque fée qui vous aura révélé cela; la marraine de mademoiselle peut-être, ajouta la dauphine en souriant et en regardant Andrée.
– Madame, dit le baron en offrant un siège à la princesse, ce n’est point une fée qui m’a averti de cette bonne fortune, c’est…
– C’est? répéta la princesse voyant que le baron hésitait.
– Ma foi, c’est un enchanteur!
– Un enchanteur! Comment cela?
– Je n’en sais rien, car je ne me mêle point de magie; mais enfin c’est à lui, madame, que je dois de recevoir à peu près décemment Votre Altesse royale, dit le baron.
– Alors nous ne pouvons toucher à rien, dit la dauphine, puisque cette collation que nous avons devant nous est l’œuvre de la sorcellerie, et Son Éminence s’est trop pressée, ajouta-t-elle en se tournant vers le seigneur vêtu de noir, d’ouvrir ce pâté de Strasbourg, dont nous ne mangerons certainement pas. Et vous, ma chère amie, dit-elle à sa gouvernante, défiez vous de ce vin de Chypre et faites comme moi.
Ce disant, la dauphine se versa, d’une carafe ronde comme un globe et à petit col, un grand verre d’eau dans un gobelet d’or.
– Mais, en effet, dit Andrée avec une sorte d’effroi, Son Altesse a peut-être raison.
Philippe tremblait de surprise, et, ignorant tout ce qui s’était passé la veille, regardait alternativement son père et sa sœur, essayant de deviner dans leurs regards ce qu’ils devinaient par eux-mêmes.
– C’est contraire aux dogmes, dit la dauphine, et M. le cardinal va pécher.
– Madame, dit le prélat, nous sommes trop mondains, nous autres princes… de l’Église, pour croire aux colères célestes à propos de victuailles, et trop humains surtout pour brûler de braves sorciers qui nous nourrissent de si bonnes choses.
– Ne plaisantez pas, monseigneur, dit le baron. Je jure à Votre Éminence que l’auteur de tout ceci est un sorcier, très sorcier, qui m’a prédit, voilà une heure à peu près, l’arrivée de Son Altesse et celle de mon fils.
– Voilà une heure? demanda la dauphine.
– Oui, tout au plus.
– Et depuis une heure, vous avez eu le temps de faire dresser cette table, de mettre à contribution les quatre parties du monde pour réunir ces fruits, de faire venir les vins de Tokay, de Constance, de Chypre et de Malaga? Dans ce cas, monsieur, vous êtes plus sorcier que votre sorcier.
– Non, madame; c’est lui, et toujours lui.
– Comment! toujours lui?
– Oui, qui a fait sortir de terre cette table toute servie, telle qu’elle est enfin.
– Votre parole, monsieur? demanda la princesse.
– Foi de gentilhomme! répondit le baron.
– Ah! bah! s’écria le cardinal du ton le plus sérieux et en abandonnant son assiette, j’ai cru que vous plaisantiez.
– Non, Votre Éminence.
– Vous avez chez vous un sorcier, un vrai sorcier?
– Un vrai sorcier! Et je ne serais pas même étonné que l’or dont est composé ce service ne fût de sa façon.
– Il connaîtrait la pierre philosophale! s’écria le cardinal les yeux brillants de convoitise.
– Oh! comme cela va à M. le cardinal, dit la princesse, lui qui l’a cherchée toute sa vie sans la pouvoir trouver.
– J’avoue à Votre Altesse, répondit la mondaine Éminence, que je ne trouve rien de plus intéressant que les choses surnaturelles, rien de plus curieux que les choses impossibles.
– Ah! j’ai touché l’endroit vulnérable, à ce qu’il paraît, dit la dauphine; tout grand homme a ses mystères, surtout quand il est diplomate. Moi aussi, je vous en préviens, monsieur le cardinal, je suis très forte en sorcellerie, et je devine parfois des choses, sinon impossibles, sinon surnaturelles, du moins… incroyables.
C’était là, sans doute, une énigme compréhensible pour le cardinal seul, car il se montra visiblement embarrassé. Il est vrai de dire que l’œil si doux de la dauphine s’était allumé, en lui parlant, d’un de ces éclairs qui annonçaient chez elle un orage intérieur.
Cependant l’éclair seul parut, rien ne gronda, la dauphine se contint et reprit:
– Voyons, monsieur de Taverney, pour rendre la fête complète, montrez nous votre sorcier. Où est-il? dans quelle boîte l’avez-vous mis?
– Madame, répondit le baron, c’est bien plutôt lui qui me mettrait, moi et ma maison, dans une boîte.
– Vous piquez ma curiosité, en vérité, dit Marie-Antoinette; décidément, monsieur, je veux le voir.
Le ton dont avaient été prononcées ces paroles, tout en gardant ce charme que Marie-Antoinette savait donner à ses paroles, n’admettait cependant point de réplique. Le baron, qui était resté debout avec son fils et sa fille pour servir la dauphine, le comprit parfaitement. Il fit un signe à La Brie, qui, au lieu de servir, contemplait les illustres convives et semblait se payer, par cette vue, de vingt ans de gages arriérés.
Celui-ci releva la tête.
– Allez prévenir M. le baron Joseph Balsamo, dit Taverney, que Son Altesse royale madame la dauphine désire le voir.
La Brie partit.
– Joseph Balsamo! dit la dauphine; quel singulier nom est-ce là?
– Joseph Balsamo! répéta en rêvant le cardinal; je connais ce nom, il me semble.
Cinq minutes s’écoulèrent sans que personne eût l’idée de rompre le silence.
Tout à coup Andrée tressaillit: elle entendait, bien avant qu’il fût perceptible aux autres oreilles, un pas qui s’avançait sous la feuillée.
Les branches s’écartèrent et Joseph Balsamo apparut, juste en face de Marie Antoinette.
Balsamo s’inclina humblement; mais presque aussitôt, relevant sa tête pleine d’intelligence et d’expression, il attacha fixement, quoique avec respect, son regard clair sur la dauphine, et attendit silencieusement que celle-ci l’interrogeât.
– Si c’est vous dont vient de nous parler M. de Taverney, dit Marie-Antoinette, approchez-vous, monsieur, que nous voyions comment est fait un sorcier.
Balsamo fit encore un pas et s’inclina une seconde fois.
– Vous faites métier de prédire, monsieur, dit la dauphine regardant Balsamo avec une curiosité plus grande peut-être qu’elle n’eût voulu la lui accorder, et en buvant son lait à petites gorgées.
– Je n’en fais pas métier, madame, dit Balsamo, mais je prédis.
– Nous avons été élevée dans une foi éclairée, dit la dauphine, et les seuls mystères auxquels nous ajoutions foi sont les mystères de la religion catholique.
– Ils sont vénérables sans doute, dit Balsamo avec un recueillement profond. Mais voilà M. le cardinal de Rohan qui dira à Votre Altesse, tout prince de l’Église qu’il est, que ce ne sont point les seuls mystères qui méritent le respect.
Le cardinal tressaillit; il n’avait dit son nom à personne, personne ne l’avait prononcé, et cependant l’étranger le connaissait.
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