– Oh! le beau site, les beaux arbres, la gentille maisonnette! dit-elle. Qu’on doit être heureux dans ce bon air et sous ces arbres qui vous cachent si bien!
En ce moment Philippe de Taverney arriva suivi d’Andrée, qui, avec ses longs cheveux tordus en nattes, et vêtue d’une robe de soie gris de lin, donnait le bras au baron, vêtu d’un bel habit de velours bleu de roi, débris de son ancienne splendeur. Il va sans dire que, suivant la recommandation de Balsamo, le baron n’avait pas oublié son grand cordon de Saint-Louis.
La dauphine s’arrêta sitôt qu’elle vit les deux personnes qui venaient à elle.
Autour de la jeune princesse se groupa sa cour: officiers tenant leurs chevaux par la bride, courtisans le chapeau à la main, s’appuyant aux bras les uns des autres et chuchotant tout bas.
Philippe de Taverney s’approcha de la dauphine, pâle d’émotion et avec une noblesse mélancolique.
– Madame, dit-il, si Votre Altesse royale le permet, j’aurai l’honneur de lui présenter M. le baron de Taverney-Maison-Rouge, mon père, et mademoiselle Claire-Andrée de Taverney, ma sœur.
Le baron s’inclina profondément et en homme qui sait saluer les reines; Andrée déploya toute la grâce de la timidité élégante, toute la politesse si flatteuse d’un respect sincère.
Marie-Antoinette regardait les deux jeunes gens et, comme ce que lui avait dit Philippe de la pauvreté de leur père lui revenait à l’esprit, elle devinait leur souffrance.
– Madame, dit le baron d’une voix pleine de dignité, Votre Altesse royale fait trop d’honneur au château de Taverney; une si humble demeure n’est pas digne de recevoir tant de noblesse et de beauté.
– Je sais que je suis chez un vieux soldat de France, répondit la dauphine, et ma mère, l’impératrice Marie-Thérèse, qui a beaucoup fait la guerre, m’a dit que dans votre pays les plus riches de gloire sont presque toujours les plus pauvres d’argent.
Et, avec une grâce ineffable, elle tendit sa belle main à Andrée, qui la baisa en s’agenouillant.
Cependant le baron, tout à son idée dominante, s’épouvantait de ce grand nombre de gens qui allaient emplir sa petite maison et manquer de sièges.
La dauphine le tira tout à coup d’embarras.
– Messieurs, dit-elle en se tournant vers les personnes qui composaient son escorte, vous ne devez ni porter la fatigue de mes fantaisies, ni jouir du privilège d’une dauphine. Vous m’attendrez donc ici, je vous prie: dans une demi-heure je reviens. Accompagnez-moi, ma bonne Langershausen, dit-elle en allemand à celle de ses femmes qu’elle avait aidée à descendre de voiture. – Suivez-nous, monsieur, dit-elle au seigneur vêtu de noir.
Celui-ci qui sous son simple habit offrait une élégance remarquable, était un homme de trente ans à peine, beau de visage, et de gracieuses manières. Il se rangea pour laisser passer la princesse.
Marie-Antoinette prit à son côté Andrée et fit signe à Philippe de venir auprès de sa sœur.
Quant au baron, il se trouva près du personnage, éminent sans doute, à qui la dauphine accordait l’honneur de l’accompagner.
– Vous êtes donc un Taverney-Maison-Rouge? dit celui-ci au baron en chiquenaudant avec une impertinence tout aristocratique son magnifique jabot de dentelle d’Angleterre.
– Faut-il que je réponde monsieur ou monseigneur? demanda le baron avec une impertinence qui ne le cédait en rien à celle du gentilhomme vêtu de noir.
– Dites tout simplement mon prince, répondit celui-ci, ou Votre Éminence, si vous l’aimez mieux.
– Eh bien! oui, Votre Éminence, je suis un Taverney-Maison-Rouge, un vrai, dit le baron sans quitter tout à fait le ton railleur qu’il perdait si rarement.
L’Éminence, qui avait le tact des grands seigneurs, s’aperçut facilement qu’elle avait affaire à quelque chose de mieux qu’un hobereau.
– Cette maison est votre séjour d’été? continua-t-elle.
– D’été et d’hiver, répliqua le baron, qui désirait en finir avec des interrogations déplaisantes, mais en accompagnant chacune de ses réponses d’un grand salut.
Philippe, de son côté, se retournait de temps en temps du côté de son père avec inquiétude. La maison semblait, en effet, s’approcher menaçante et ironique pour montrer impitoyablement sa pauvreté.
Déjà le baron étendait avec résignation la main vers le seuil désert de visiteurs, quand la dauphine se tournant vers lui:
– Excusez-moi, monsieur, de ne point entrer dans la maison: ces ombrages me plaisent tant, que j’y passerais ma vie. Je suis un peu lasse des chambres. C’est dans les chambres que l’on me reçoit depuis quinze jours, moi qui n’aime que l’air, l’ombrage et le parfum des fleurs.
Puis s’adressant à Andrée:
– Mademoiselle, vous me ferez bien apporter sous ces beaux arbres une tasse de lait, n’est-ce pas?
– Votre Altesse, dit le baron pâlissant, comment oser vous offrir une si triste collation?
– C’est ce que je préfère, avec des œufs frais, monsieur. Des œufs frais et du laitage, c’étaient mes festins de Schoenbrunn.
Tout à coup La Brie, radieux et bouffi d’orgueil sous une livrée magnifique, tenant une serviette au poing, apparut en avant d’une tonnelle de jasmin dont depuis quelques instants la dauphine semblait envier l’ombrage.
– Son Altesse royale est servie, dit-il avec un mélange impossible à rendre de sérénité et de respect.
– Oh! mais je suis chez un enchanteur! s’écria la princesse en riant.
Et elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers le berceau odorant.
Le baron, très inquiet, oublia l’étiquette, et quitta les côtés du gentilhomme vêtu de noir pour courir sur les pas de la dauphine.
Philippe et Andrée se regardaient avec un mélange d’étonnement et d’anxiété, dans lequel l’anxiété dominait visiblement.
La dauphine, en arrivant sous les arceaux de verdure, poussa un cri de surprise.
Le baron, qui arrivait derrière elle, poussa un soupir de satisfaction.
Andrée laissa tomber ses mains d’un air qui signifiait: «Qu’est-ce que cela veut dire, mon Dieu?»
La jeune dauphine vit du coin de l’œil toute cette pantomime; elle avait un esprit capable de comprendre ces mystères, si son cœur ne les lui eût déjà fait deviner.
Sous les lianes de clématites, de jasmins et de chèvrefeuilles fleuris, dont les noueuses tiges lançaient mille épais rameaux, une table ovale était dressée, éblouissante, et par l’éclat du linge de damas qui la couvrait, et par le service de vermeil ciselé qui couvrait le linge.
Dix couverts attendaient dix convives.
Une collation recherchée, mais d’une composition étrange, avait tout d’abord attiré les regards de la dauphine.
C’étaient des fruits exotiques confits dans du sucre, des confitures de tous les pays, des biscuits d’Alep, des oranges de Malte, des limons et des cédrats d’une grosseur inouïe, le tout reposant dans de vastes coupes. Enfin les vins les plus riches de tous et les plus nobles d’origine étincelaient de toutes les nuances du rubis et de la topaze dans quatre admirables carafes taillées et gravées en Perse.
Le lait qu’avait demandé la dauphine emplissait une aiguière de vermeil.
La dauphine regarda autour d’elle et ne vit parmi ses hôtes que des visages pâles et effarés.
Les gens de l’escorte admiraient et se réjouissaient sans rien comprendre, mais aussi sans chercher à comprendre.
– Vous m’attendiez donc, monsieur? demanda la dauphine au baron de Taverney.
– Moi, madame? balbutia celui-ci.
– Sans doute. Ce n’est pas en dix minutes que l’on fait de pareils préparatifs, et je suis chez vous depuis dix minutes à peine.
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