Il songea bien à aller de nuit chez le boulanger Demas pour se renseigner auprès d’Ursus. Mais il abandonna vite cette idée. Il préférait ne rien avoir à faire avec Ursus. Si Ursus n’avait pas tué Glaucos, c’est que quelqu’un de ses supérieurs chrétiens, auquel il aurait avoué son projet, lui avait démontré que c’était une affaire louche, machinée par quelque traître. De plus, rien que de penser à Ursus, Chilon sentait un frisson lui courir par tous les membres. Il se proposa d’envoyer le soir Euricius aux nouvelles dans la maison même où les événements s’étaient passés. En attendant, il avait besoin de se restaurer, de prendre un bain et surtout du repos. Cette nuit sans sommeil, le voyage à l’Ostrianum et sa fuite du Transtévère l’avaient complètement éreinté.
Somme toute, une chose le réjouissait, c’est qu’il avait sur lui les deux bourses: celle que Vinicius lui avait donnée avant leur départ, et une autre qu’il lui avait lancée en revenant du cimetière. Étant donnée cette circonstance favorable et aussi toutes les émotions qu’il avait subies, il résolut de manger plus copieusement que de coutume et surtout de boire de meilleur vin.
Aussi, dès que les cabarets s’ouvrirent, il réalisa si consciencieusement son projet qu’il en oublia son bain.
Il avait principalement besoin de dormir et le manque de sommeil l’avait tant affaibli qu’il titubait en regagnant son logis de Suburre, où l’attendait l’esclave achetée avec l’argent de Vinicius.
Aussitôt entré dans son cubicule, noir comme le terrier d’un renard, il se jeta sur sa couche et s’endormit sur-le-champ. Il ne se réveilla que le soir, ou, plus exactement, il fut réveillé par son esclave qui l’engageait à se lever, quelqu’un le demandant pour une affaire urgente.
Le vigilant Chilon fut instantanément dégrisé. Il jeta à la hâte un manteau à capuchon sur ses épaules et, ordonnant à son esclave de s’écarter, il regarda avec précaution au-dehors.
La terreur le pétrifia: sur la porte du cubicule se dressait la silhouette gigantesque d’Ursus.
À cette vue, il sentit ses jambes, puis sa tête, devenir froides comme glace, son cœur cesser de battre et des milliers de fourmis lui courir sur le dos… Pendant quelques instants, il ne put articuler un mot. Enfin, claquant des dents, il dit, ou plutôt il gémit:
– Syra! je n’y suis pas… je ne connais pas… ce… ce brave homme.
– Je lui ai déjà dit que tu étais là et que tu dormais, seigneur, – répondit la fille, – et il a exigé qu’on te réveillât…
– Oh! dieux!… Je te ferai…
Mais Ursus, impatienté sans doute de tous ces atermoiements, s’approcha de la porte du cubicule et, se penchant, avança sa tête à l’intérieur.
– Chilon Chilonidès! – appela-t-il.
– Pax tecum! pax! pax! – répondit Chilon. – Ô le meilleur des chrétiens! Oui! je suis Chilon, mais il y a erreur… Je ne te connais pas!
– Chilon Chilonidès, – répéta Ursus, – ton maître Vinicius te réclame et t’ordonne de me suivre auprès de lui.
Vinicius fut réveillé par une douleur aiguë. Tout d’abord, il ne put se rendre compte où il était, ni ce qu’il faisait là. Sa tête était lourde, ses yeux embrumés. Puis, revenant à lui peu à peu, il distingua comme à travers un brouillard trois hommes penchés sur lui. Il en reconnut deux: Ursus et le vieillard qu’il avait bousculé en emportant Lygie. Le troisième, un inconnu, lui tenait le bras gauche, et en le tâtant, du coude à la clavicule, lui causait une douleur si vive que Vinicius, croyant à quelque violence exercée sur lui, dit, les dents serrées:
– Tuez-moi!
Mais ils ne semblaient prêter aucune attention à ses paroles, comme s’ils ne les entendaient pas ou les prenaient pour un cri habituel arraché par la souffrance. Ursus, avec son visage soucieux et redoutable de barbare, tenait en main un paquet de bandes, tandis que le vieillard disait à l’homme qui palpait l’épaule de Vinicius:
– Glaucos, es-tu bien sûr que cette blessure à la tête ne soit pas mortelle?
– Oui, digne Crispus, – répondit celui-ci. – Quand j’étais esclave et que je servais sur les navires, et plus tard à Naples, j’ai guéri nombre de blessures; c’est même avec l’argent que j’y ai gagné que je me suis racheté, moi et les miens. La blessure de la tête n’est pas grave. Lorsque cet homme (il désigna Ursus du geste) a délivré la jeune fille en projetant son ravisseur contre le mur, celui-ci a dû, dans sa chute, se garantir avec son bras; le bras est fracturé et démis, mais, en revanche, il a garanti la tête et la vie.
– Tu as soigné pas mal de nos frères, – dit Crispus, – et tu passes pour un médecin habile… C’est pourquoi je t’ai envoyé chercher par Ursus.
– Qui m’a avoué en route qu’hier encore il était prêt à me tuer.
– Oui, mais avant de te parler, il m’avait confié son projet; et, comme je te connais et sais ton amour pour le Christ, je lui ai fait comprendre que ce n’était pas toi le traître, mais bien cet inconnu qui l’avait incité au meurtre.
– C’est le mauvais esprit, et je l’avais pris pour un ange, – soupira Ursus.
– Tu me raconteras cela quelque jour, – dit Glaucos; – pour l’instant, occupons-nous plutôt de notre blessé.
Il se mit à procéder à la réduction de la fracture de Vinicius, qui perdait à tout moment connaissance, malgré l’eau dont Crispus lui aspergeait le visage. Du reste, cette privation du sentiment était opportune, car il ne sentait ni la réduction, ni le bandage du bras fracturé, que Glaucos immobilisa entre deux planchettes concaves, serrées ensuite fortement par des bandes.
Après l’opération, Vinicius reprit ses sens et aperçut Lygie penchée sur lui.
Elle était près de sa couche tenant un bassin de cuivre rempli d’eau, où de temps en temps Glaucos trempait une éponge pour en rafraîchir la tête du blessé.
Vinicius regardait et n’osait en croire ses yeux. Il lui semblait que cette apparition de l’être cher était un effet du délire; et seulement bien après il eut assez de force pour murmurer:
– Lygie!…
Au son de cette voix, le bassin de cuivre trembla aux mains de la jeune fille, qui tourna vers le blessé des yeux pleins de tristesse.
– La paix soit avec toi! – dit-elle avec douceur.
Elle demeurait le bras tendu, tout son visage exprimait la douleur et la commisération.
Lui la regardait comme s’il eût voulu se rassasier de sa vue, afin de garder présente son image, même quand ses yeux se seraient fermés. Il contemplait sa face pâle et amaigrie, les torsades de sa sombre chevelure, son humble vêtement d’ouvrière; il l’observait avec une telle insistance que, sous ce regard, le front blanc de la jeune fille commença à se roser. Alors, Vinicius songea d’abord qu’il n’avait pas cessé de l’aimer, et ensuite que cette pâleur, cette pauvreté étaient son œuvre, qu’il l’avait lui-même bannie de la maison où on l’aimait, où on l’entourait d’opulence et de bien-être, qu’il l’avait jetée dans cette misérable masure et revêtue de ce manteau de laine sombre.
Et lui, qui eût voulu la parer des plus riches atours, l’orner de tous les trésors de l’univers, il sentit son cœur si oppressé d’inquiétude, de douleur et de pitié que, s’il eût pu faire un mouvement, il fût tombé à ses pieds.
– Lygie, – fit-il, – tu ne leur as pas permis de me tuer!…
Elle répondit avec douceur:
– Que Dieu te ramène à la santé!
Pour Vinicius, qui se rendait compte du mal qu’il lui avait fait autrefois et de celui qu’il venait tenter encore de lui faire, ces paroles furent semblables à un baume. À ce moment il oublia que c’était la doctrine chrétienne qui pouvait parler par sa bouche pour ne songer qu’à la femme aimée, dont la réponse révélait un intérêt, une bonté surhumaine qui le remuait jusqu’au plus profond de son âme. De même que tout à l’heure la souffrance l’avait fait défaillir, il se sentait défaillir d’émotion: et sa faiblesse était infinie et délicieuse. Il lui semblait tomber dans un abîme, mais en même temps il éprouvait un indicible bien-être et un immense bonheur. En ce moment de défaillance, il croyait voir une divinité planer sur lui.
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