Merlin tenta de reprendre ses esprits. Bien sûr, il le connaissait par cœur, ce chiffre, mille quarante-quatre francs par mois, douze mille francs par an, avec lesquels il avait végété toute sa vie. Rien à lui, il mourrait anonyme et pauvre, ne laisserait rien à personne, et de toute manière, il n’avait personne. La question du traitement était plus humiliante encore que celle du grade, circonscrite aux murs du ministère. La gêne, c’est autre chose, vous l’emportez partout avec vous, elle tisse votre vie, la conditionne entièrement, à chaque minute elle vous parle à l’oreille, transpire dans tout ce que vous entreprenez. Le dénuement est pire encore que la misère parce qu’il y a moyen de rester grand dans la ruine, mais le manque vous conduit à la petitesse, à la mesquinerie, vous devenez bas, pingre ; il vous avilit parce que, face à lui, vous ne pouvez pas demeurer intact, garder votre fierté, votre dignité.
Merlin en était là, sa vision s’était obscurcie ; quand il reprit ses esprits, il eut un éblouissement.
Pradelle tenait une énorme enveloppe bourrée à craquer de billets larges comme des feuilles de platane. On ne faisait plus dans la dentelle. L’ancien capitaine n’avait pas eu besoin de lire Kant pour se persuader que tout homme a son prix.
— On ne va pas tourner autour du pot, dit-il fermement à Merlin. Dans cette enveloppe, il y a cinquante mille francs…
Cette fois, Merlin perdit pied. Cinq ans de salaire pour un raté en fin de course. Devant de telles sommes, personne ne peut rester indifférent, c’est plus fort que soi, aussitôt vous avez des images, votre cerveau commence à calculer, cherche des équivalents, combien vaut un appartement, une voiture…?
— Et dans celle-ci (Pradelle sortit une seconde enveloppe de sa poche intérieure), la même somme.
Cent mille francs ! Dix années de salaire ! La proposition eut un effet immédiat, comme si Merlin rajeunissait de vingt ans.
Il n’hésita pas une seconde, arracha littéralement les deux enveloppes des mains de Pradelle, ce fut foudroyant.
Il se pencha vers le sol, on aurait dit qu’il s’était mis à pleurer, il reniflait, penché sur sa sacoche qu’il bourrait avec les enveloppes, comme si elle était percée et qu’il eût fallu en tapisser le fond pour limiter les dégâts.
Pradelle lui-même fut pris de vitesse, mais cent mille francs, c’était énorme, il en voulait pour son argent. Il attrapa de nouveau l’avant-bras de Merlin, à lui casser l’os.
— Vous me foutez tous ces rapports aux chiottes, dit-il, les dents serrées. Vous écrivez à votre hiérarchie que vous vous êtes gouré, vous dites n’importe quoi, je m’en fous, mais vous prenez tout sur vous. C’est compris ?
C’était clair, bien compris. Merlin balbutia oui, oui, oui, renifla, en larmes ; il se propulsa hors de la voiture. Dupré vit surgir sur le trottoir sa grande carcasse, comme un bouchon de champagne.
Pradelle sourit avec satisfaction.
Il repensa aussitôt à son beau-père. Maintenant que l’horizon s’était dégagé, il allait étudier la question primordiale : comment faire la peau à cette vieille ordure ?
Dupré, penché, cherchait du regard son patron à travers la vitre de la voiture d’un air interrogateur.
Et lui, songea Pradelle, je vais le reprendre en main…
La femme de chambre avait la désagréable impression d’être une débutante dans les arts du cirque. Le gros citron, d’un jaune d’anthologie, ne cessait de rouler sur le plateau d’argent, menaçant de tomber au sol puis de rouler dans l’escalier ; à tous les coups, il allait tournoyer comme ça jusqu’au bureau du directeur. Pour se faire engueuler, il n’y a pas mieux, se dit-elle. Personne pour la voir, elle mit le citron dans sa poche, son plateau sous le bras, et continua de monter les escaliers (au Lutetia, le personnel n’avait pas le droit à l’ascenseur, et puis quoi encore !).
D’ordinaire, avec des clients qui demandaient un citron au sixième à pied, elle se montrait assez désagréable. Mais évidemment, pas avec Monsieur Eugène. Monsieur Eugène, c’était autre chose. Un type qui ne parlait jamais. Quand il avait besoin de quelque chose, il posait, sur le paillasson de sa suite, une feuille de papier écrite en grands caractères pour le garçon d’étage. Avec ça, toujours très poli, très correct.
Mais un vrai dingue.
Dans la maison (comprenez « au Lutetia »), il avait suffi de deux ou trois jours pour que Monsieur Eugène fût connu comme le loup blanc. Il payait sa suite en liquide, plusieurs jours à l’avance, on ne lui avait pas remis sa note qu’il avait déjà réglé. Un original, personne n’avait jamais vu son visage ; quant à sa voix, seulement des sortes de grognements ou des rires stridents qui vous faisaient éclater de rire ou qui vous glaçaient le sang. Personne ne savait à quoi il s’occupait réellement, il portait des masques démesurés, jamais les mêmes, et se livrait à toutes sortes de fantaisies : la danse du scalp dans les couloirs qui faisait pouffer les femmes de service, des livraisons de fleurs en quantités extravagantes… Il envoyait les garçons de courses acheter toutes sortes de choses incongrues au Bon Marché, situé juste en face, de la pacotille qu’on retrouvait sur ses masques, des plumeaux, des feuilles de papier doré, du feutre, des couleurs… Et pas seulement cela ! La semaine dernière, il avait commandé un orchestre de chambre de huit musiciens. Prévenu dès leur arrivée, il était descendu, était resté debout sur la première marche, face à l’accueil, pour marquer la mesure, l’orchestre avait interprété la Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully et il était reparti. Monsieur Eugène avait distribué des billets de cinquante francs à tout le personnel, pour le dérangement. Le directeur en personne lui avait rendu visite pour lui expliquer que sa générosité était appréciée mais que ses fantaisies… Vous êtes dans un grand hôtel, monsieur Eugène, il faut penser aux autres clients et à notre réputation. Monsieur Eugène acquiesça, il n’était pas du genre contrariant.
L’histoire des masques, surtout, intriguait. À son arrivée, il en portait un quasiment normal, représentant un visage si bien fait qu’on aurait juré celui d’un homme atteint de paralysie. Les traits étaient immobiles, mais si vivants… Davantage même que les masques figés du musée Grévin. C’est celui qu’il utilisait lorsqu’il sortait, rarement d’ailleurs. On ne l’avait guère vu que deux ou trois fois mettre le nez dehors, toujours tard dans la nuit ; visiblement, il ne voulait rencontrer personne. Certains disaient qu’il fréquentait plutôt de sales lieux, à une heure pareille, qu’est-ce que vous croyez, il ne sort pas pour se rendre à la messe !
Les rumeurs allaient bon train. Dès qu’un employé revenait de sa suite, on courait l’interroger — qu’avait-il vu cette fois ? Quand on apprit qu’il demandait un citron, ce fut à qui le lui monterait. Lorsqu’elle redescendrait, la femme de service serait assaillie de questions parce que les autres s’étaient toutes trouvées devant des scènes étonnantes, tantôt face au masque d’un oiseau d’Afrique poussant des hurlements stridents en dansant devant la fenêtre ouverte, tantôt au cœur d’un spectacle de tragédie donné pour une vingtaine de chaises habillées afin de figurer les spectateurs, mais une pièce avec un acteur unique qui semblait monté sur des échasses et proférait des paroles que personne n’avait comprises… C’était donc la question : que Monsieur Eugène fût un être anormal, personne n’en doutait, mais qui était-il en réalité ?
Certains le prétendaient muet puisqu’il ne s’exprimait que par borborygmes et écrivait ses ordres sur des feuilles volantes ; d’autres affirmaient que c’était une gueule cassée, mais allez savoir pourquoi, toutes celles qu’on connaissait étaient des gens modestes, jamais des riches comme lui, oui, c’est drôle, disait-on, tu as raison, je n’avais jamais remarqué… Pas du tout, rétorquait la responsable des lingères du haut de son expérience de trente ans dans l’hôtellerie de luxe, moi, je dis que ça sent l’entourloupe à plein nez, elle plaidait pour un bandit en fuite, un bagnard enrichi. Les femmes de chambre riaient sous cape, convaincues que Monsieur Eugène était plutôt un grand acteur, très célèbre en Amérique, séjournant à Paris incognito.
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