Et soudain, il s’arrête.
Parce qu’il vient de comprendre qu’il bouge les mains. Très peu, mais il les bouge. Il retient sa respiration. En tombant, la terre argileuse et gorgée d’eau a ménagé comme une sorte de coquille au niveau des bras, des épaules, de la nuque. Le monde dans lequel il est comme pétrifié lui a concédé quelques centimètres ici et là. En fait, il n’y a pas beaucoup de terre au-dessus de lui. Albert le sait. Quoi, quarante centimètres peut-être. Mais il est allongé dessous et cette couche est suffisante pour le paralyser, empêcher tout mouvement et le condamner.
Tout autour de lui, la terre tremble. Au-dessus, au loin, la guerre se poursuit, les obus continuent d’ébranler la terre, de la secouer.
Albert ouvre les yeux, timidement d’abord. C’est la nuit, ce n’est pas le noir complet. Des rais infinitésimaux de jour, blanchâtres, filtrent légèrement. Une lueur extrêmement pâle, à peine de la vie.
Il se contraint à respirer par petites saccades. Il écarte les coudes de quelques centimètres, parvient à étendre un peu les pieds, ça tasse la terre à l’autre bout. Avec mille précautions, luttant sans cesse contre la panique qui le gagne, il tente de dégager son visage pour respirer. Un bloc de terre cède aussitôt, comme une bulle qui éclate. Son réflexe est instantané, tous ses muscles se tendent, son corps se recroqueville. Mais rien d’autre ne se passe. Combien de temps reste-t-il ainsi, dans cet équilibre instable où l’air se raréfie lentement, à imaginer quelle mort s’approche, ce que ça va faire que d’être privé d’oxygène et de le comprendre, d’avoir les vaisseaux qui explosent un à un comme des baudruches, d’écarquiller les yeux à n’en plus pouvoir comme s’ils cherchaient à voir l’air qui manque ? Millimètre par millimètre, tandis qu’il s’efforce de respirer le moins possible, et ne pas penser, de ne pas se voir tel qu’il est, il avance la main, palpe devant lui. Il sent alors quelque chose sous ses doigts, la lueur blanchâtre bien qu’un peu plus dense, ne permet pas de distinguer ce qui l’entoure. Ses doigts touchent quelque chose de souple, pas de la terre, pas de l’argile, c’est presque soyeux, avec du grain.
Il met du temps à comprendre de quoi il s’agit.
À mesure qu’il accommode, il discerne ce qu’il a en face de lui : deux gigantesques babines d’où s’écoule un liquide visqueux, d’immenses dents jaunes, de grands yeux bleuâtres qui se dissolvent…
Une tête de cheval, énorme, repoussante, une monstruosité.
Albert ne peut réprimer un violent mouvement de recul. Son crâne cogne contre la coquille, de la terre s’écroule de nouveau, lui inonde le cou, il monte les épaules pour se protéger, cesse de bouger, de respirer. Laisse passer les secondes.
L’obus, en trouant le sol, a déterré un de ces innombrables canassons morts qui pourrissent sur le champ de bataille et vient d’en livrer une tête à Albert. Les voici face à face, le jeune homme et le cheval mort, presque à s’embrasser. L’effondrement a permis à Albert de dégager ses mains, mais le poids de la terre est lourd, très lourd, ça comprime sa cage thoracique. Il reprend doucement une respiration saccadée, ses poumons n’en peuvent déjà plus. Des larmes commencent à monter qu’il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c’est accepter de mourir.
Il ferait mieux de se laisser aller, parce que ça ne va plus être long maintenant.
Ce n’est pas vrai qu’au moment de mourir toute notre vie se déroule en un instant fulgurant. Mais des images, ça oui. Et de vieilles encore. Son père, dont le visage est si net, si précis, qu’il jurerait qu’il est là, sous la terre avec lui. C’est sans doute parce qu’ils vont s’y retrouver. Il le voit jeune, au même âge que lui. Trente ans et des poussières, évidemment, ce sont les poussières qui comptent. Il porte son uniforme du musée, il a ciré sa moustache, il ne sourit pas, comme sur la photographie du buffet. Albert manque d’air. Ses poumons lui font mal, des mouvements convulsifs le saisissent. Il voudrait réfléchir. Rien n’y fait, le désarroi prend le dessus, la terrible frayeur de la mort lui remonte des entrailles. Les larmes coulent malgré lui. M me Maillard le fixe d’un regard réprobateur, décidément Albert ne saura jamais s’y prendre, tomber dans un trou, je vous demande un peu, mourir juste avant la fin de la guerre, passe encore, c’est idiot, mais bon, on peut comprendre, tandis que mourir enterré, autant dire dans la position d’un homme déjà mort ! C’est tout lui, ça, Albert, jamais comme les autres, toujours un peu moins bien. De toute façon, s’il n’était pas mort à la guerre, que serait-il devenu, ce garçon ? M me Maillard lui sourit enfin. Avec Albert mort, il y a au moins un héros dans la famille, ce n’est pas si mal.
Le visage d’Albert est presque bleu, ses tempes battent à une cadence inimaginable, on dirait que toutes les veines vont éclater. Il appelle Cécile, il voudrait se retrouver entre ses jambes, serré à n’en plus pouvoir, mais les traits de Cécile ne remontent pas jusqu’à lui, comme si elle était trop loin pour lui parvenir et c’est ça qui lui fait le plus mal, de ne pas la voir à cet instant, qu’elle ne l’accompagne pas. Il n’y a que son nom, Cécile, parce que le monde dans lequel il s’enfonce n’a plus de corps, que des mots. Il voudrait la supplier de venir avec lui, il a épouvantablement peur de mourir. Or c’est inutile, il va mourir seul, sans elle.
Alors au revoir, au revoir là-haut, ma Cécile, dans longtemps.
Puis le nom de Cécile s’efface à son tour pour laisser la place au visage du lieutenant Pradelle, avec son insupportable sourire.
Albert gesticule en tous sens. Ses poumons se remplissent de moins en moins, ça siffle quand il force. Il se met à tousser, il serre le ventre. Plus d’air.
Il agrippe la tête de cheval, parvient à saisir les grasses babines dont la chair se dérobe sous ses doigts, il attrape les grandes dents jaunes et, dans un effort surhumain, écarte la bouche qui exhale un souffle putride qu’Albert respire à pleins poumons. Il gagne ainsi quelques secondes de survie, son estomac se révulse, il vomit, son corps tout entier est de nouveau secoué de tremblements, mais tente de se retourner sur lui-même à la recherche d’une once d’oxygène, c’est sans espoir.
La terre est si lourde, presque plus de lumière, juste encore les soubresauts de la terre fracassée par les obus qui là-haut continuent de pleuvoir, après quoi plus rien n’entre en lui. Rien. Seulement un râle.
Puis une grande paix l’envahit. Il ferme les yeux.
Il est pris d’un malaise, son cœur s’effondre, sa raison s’éteint, il sombre.
Albert Maillard, soldat, vient de mourir.
Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, homme décidé, sauvage et primitif, courait sur le champ de bataille en direction des lignes ennemies avec une détermination de taureau. C’était impressionnant, cette manière de n’avoir peur de rien. En réalité, il n’y avait pas beaucoup de courage là-dedans, moins qu’on pourrait croire. Ce n’était pas qu’il fût spécialement héroïque, mais il avait acquis très vite la conviction qu’il ne mourrait pas ici. Il en était certain, cette guerre n’était pas destinée à le tuer, mais à lui offrir des opportunités.
Dans cette soudaine attaque de la cote 113, sa détermination féroce tenait, bien sûr, à ce qu’il haïssait les Allemands au-delà de toute limite, de manière quasiment métaphysique, mais aussi au fait qu’on s’acheminait vers l’issue et qu’il lui restait très peu de temps pour profiter des chances qu’un conflit comme celui-ci, exemplaire, pouvait prodiguer à un homme comme lui.
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