Aurilly qui, depuis trois ou quatre jours, essayait de tout, de la bonne mine, de la bouderie, des petits soins, et presque des violences, commençait à perdre patience, et les mauvais instincts de sa nature prenaient peu à peu le dessus.
On eût dit qu'il comprenait que, sous le voile de cette femme, était caché un secret mortel.
Un jour il demeura un peu en arrière avec Remy, et renouvela sur lui ses tentatives de séduction, que Remy repoussa, comme d'habitude.
– Enfin, dit Aurilly, il faudra cependant bien qu'un jour ou l'autre je voie ta maîtresse.
– Sans doute, dit Remy, mais ce sera au jour qu'elle voudra, et non au jour que vous voudrez.
– Cependant si j'employais la force? dit Aurilly.
Un éclair qu'il ne put retenir jaillit des yeux de Remy.
– Essayez! dit-il.
Aurilly vit l'éclair, il comprit ce qui vivait d'énergie dans celui qu'il prenait pour un vieillard.
Il se mit à rire.
– Que je suis fou! dit-il, et que m'importe qui elle est? C'est bien la même, n'est-ce pas, que M. le duc d'Anjou a vue?
– Certes!
– Et qu'il m'a dit de lui amener à Château-Thierry?
– Oui.
– Eh bien, c'est tout ce qu'il me faut; ce n'es pas moi qui suis amoureux d'elle, c'est monseigneur, et pourvu que vous ne cherchiez pas à fuir, à m'échapper…
– En avons-nous l'air? dit Remy.
– Non.
– Nous en avons si peu l'air, et c'est si peu notre intention, que, n'y fussiez-vous pas, nous continuerions notre route pour Château-Thierry; si le duc désire nous voir, nous désirons le voir aussi, nous.
– Alors, dit Aurilly, cela tombe à merveille.
Puis, comme s'il eût voulu s'assurer du désir réel qu'avaient Remy et sa compagne de ne pas changer de chemin:
– Votre maîtresse veut-elle s'arrêter ici quelques instants? dit-il.
Et il montrait une espèce d'hôtellerie sur la route.
– Vous savez, lui dit Remy, que ma maîtresse ne s'arrête que dans les villes.
– Je l'avais vu, dit Aurilly, mais je ne l'avais pas remarqué.
– C'est ainsi.
– Eh bien, moi qui n'ai pas fait de vœu, je m'arrête un instant; continuez votre route, je vous rejoins.
Et Aurilly indiqua le chemin à Remy, descendit de cheval et s'approcha de l'hôte, qui vint au devant de lui avec de grands respects et comme s'il le connaissait.
Remy rejoignit Diane.
– Que vous disait-il? demanda la jeune femme.
– Il exprimait son désir ordinaire.
– Celui de me voir?
– Oui.
Diane sourit sous son masque.
– Prenez garde, dit Remy, il est furieux.
– Il ne me verra pas. Je ne le veux pas, et c'est te dire qu'il n'y pourra rien.
– Mais une fois que vous serez à Château-Thierry, ne faudra-t-il point qu'il vous voie à visage découvert?
– Qu'importe, si la découverte arrive trop tard pour eux? D'ailleurs le maître ne m'a point reconnue.
– Oui, mais le valet vous reconnaîtra.
– Tu vois que jusqu'à présent ni ma voix ni ma démarche ne l'ont frappé.
– N'importe, madame, dit Remy, tous ces mystères qui existent depuis huit jours pour Aurilly, n'avaient point existé pour le prince, ils n'avaient point excité sa curiosité, point éveillé ses souvenirs, au lieu que, depuis huit jours, Aurilly cherche, calcule, suppute; votre vue frappera une mémoire éveillée sur tous les points, il vous reconnaîtra s'il ne vous a pas reconnue.
En ce moment ils furent interrompus par Aurilly, qui avait pris un chemin de traverse et qui les ayant suivis sans les perdre de vue, apparaissait tout à coup dans l'espoir de saisir quelques mots de leur conversation.
Le silence soudain qui accueillit son arrivée lui prouva significativement qu'il gênait; il se contenta donc de suivre par derrière comme il faisait quelquefois.
Dès ce moment, le projet d'Aurilly fut arrêté.
Il se défiait réellement de quelque chose, comme l'avait dit Remy; seulement il se défiait instinctivement, car, pas un instant, son esprit, flottant de conjectures en conjectures, ne s'était arrêté à la réalité.
Il ne pouvait s'expliquer qu'on lui cachât avec tant d'acharnement ce visage que tôt ou tard il devait voir.
Pour mieux conduire son projet à sa fin, il sembla de ce moment y avoir complètement renoncé, et se montra le plus commode et le plus joyeux compagnon possible durant le reste de la journée.
Remy ne remarqua point ce changement sans inquiétude.
On arriva à une ville et l'on y coucha comme d'habitude.
Le lendemain, sous prétexte que la traite était longue, on partit avec le jour.
À midi, il fallut s'arrêter pour laisser reposer les chevaux.
À deux heures on se remit en route. On marcha encore jusqu'à quatre.
Une grande forêt se présentait dans le lointain: c'était celle de La Fère.
Elle avait cet aspect sombre et mystérieux de nos forêts du Nord; mais cet aspect si imposant pour les natures méridionales, à qui, avant toute chose, il faut la lumière du jour, et la chaleur du soleil, était impuissant sur Remy et sur Diane, habitués aux bois profonds de l'Anjou et de la Sologne.
Seulement ils échangèrent un regard comme s'ils eussent compris tous deux que c'était là que les attendait cet événement qui, depuis le moment du départ, planait sur leurs têtes.
On entra dans la forêt.
Il pouvait être six heures du soir.
Au bout d'une demi-heure de marche, le jour était sur son déclin.
Un grand vent faisait tourbillonner les feuilles et les enlevait vers un étang immense, perdu dans les profondeurs des arbres, comme une autre mer Morte, et qui côtoyait la route qui s'étendait devant les voyageurs.
Depuis deux heures la pluie, qui tombait par torrents, avait détrempé le terrain argileux. Diane, assez sûre de son cheval, et d'ailleurs assez insouciante de sa propre sûreté, laissait aller son cheval sans le soutenir; Aurilly marchait à droite, Remy à gauche.
Aurilly était sur la lisière de l'étang, Remy sur le milieu du chemin.
Aucune créature humaine n'apparaissait sous les sombres arceaux de verdure, sur la longue courbe du chemin.
On eût dit que la forêt était un de ces bois enchantés sous l'ombre desquels rien ne peut vivre, si l'on n'eût entendu parfois sortir de ses profondeurs le rauque hurlement des loups que réveillait l'approche de la nuit.
Tout à coup Diane sentit que la selle de son cheval, sellé comme d'habitude par Aurilly, vacillait et tournait; elle appela Remy, qui sauta au bas du sien et se pencha pour resserrer la courroie.
En ce moment Aurilly s'approcha de Diane occupée, et du bout de son poignard coupa la ganse de soie qui retenait le masque.
Avant qu'elle eût deviné le mouvement ou porté la main à son visage, Aurilly enleva le masque et se pencha vers elle, qui de son côté se penchait vers lui.
Les yeux de ces deux créatures s'étreignirent dans un regard terrible; nul n'eût pu dire lequel était le plus pâle et lequel le plus menaçant.
Aurilly sentit une sueur froide inonder son front, laissa tomber le masque et le stylet, et frappa ses deux mains avec angoisse en criant:
– Ciel et terre!… – La dame de Monsoreau!!!
– C'est un nom que tu ne répéteras plus!… s'écria Remy en saisissant Aurilly à la ceinture et en l'enlevant de son cheval.
Tous deux roulèrent sur le chemin.
Aurilly allongea la main pour ressaisir son poignard.
– Non, Aurilly, non, lui dit Remy en se penchant sur lui et en lui appuyant le genou sur la poitrine, non, il faut demeurer ici.
Le dernier voile qui paraissait étendu sur le souvenir d'Aurilly sembla se déchirer.
– Le Haudoin! s'écria-t-il, je suis mort!
– Ce n'est pas encore vrai, dit Remy en étendant sa main gauche sur la bouche du misérable qui se débattait sous lui, mais tout à l'heure!
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