Aujourd'hui pour la première fois, le soleil s'est levé vif et clair au-dessus de l'horizon de boue. C'est un soleil polonais, blanc, froid, lointain, qui ne réchauffe que la peau, mais lorsqu'il s'est dégagé des dernières brumes, un murmure a parcouru notre multitude incolore, et quand à mon tour j'en ai senti la tiédeur à travers mes vêtements, j'ai compris qu'on pouvait adorer le soleil.
– Das Schlimmste ist vorùber, dit Ziegler en offrant au soleil ses épaules anguleuses: le pire est passé. Nous avons à nos côtés un groupe de Grecs, de ces admirables et terribles juifs de Salonique, tenaces, voleurs, sages, féroces et solidaires, si acharnés à vivre et si impitoyables dans la lutte pour la vie; de ces Grecs qu'on trouve partout aux premières places, aux cuisines comme sur les chantiers, respectés par les Allemands et redoutés des Polonais. Us en sont à leur troisième année de détention, et ils savent mieux que quiconque ce qu'est le Lager. Les voici maintenant regroupés en cercle, épaule contre épaule, en train de chanter une de leurs interminables cantilènes.
Felicio le Grec me connaît: « L'année prochaine à la maison! me crie-t-il; et il ajoute:… à la maison par la cheminée!» Felicio a été à Birkenau. Et ensemble ils continuent à chanter, tapent du pied en cadence et se soûlent de chansons.
Lorsque, enfin, nous sommes sortis par la grande porte du camp, le soleil était déjà assez haut et le ciel serein. On voyait les montagnes au sud, et à l'ouest, familier et incongru, le clocher d'Auschwitz (un clocher, ici!), puis, tout autour, les ballons captifs du barrage. Les fumées de la Buna stagnaient dans l'air froid et on apercevait une file de collines basses et verdoyantes. Nous avons eu le cœur serré: nous avons beau savoir que là-bas, c'est le Lager de Birkenau, là où nos femmes ont disparu, là où nous finirons bientôt nous aussi, nous ne sommes pas habitués à le voir.
Pour la première fois, nous nous sommes aperçus qu'ici aussi, des deux côtés de la route, les prés sont verts: car un pré sans soleil ne saurait être vert.
La Buna, elle, n'a pas changé: la Buna est désespérément et intrinsèquement grise et opaque. Cet interminable enchevêtrement de fer, de ciment, de boue et de fumée est la négation même de la beauté. Ses rues et ses bâtiments portent comme nous des numéros ou des lettres, ou des noms inhumains et sinistres. Nul brin d'herbe ne pousse à l'intérieur de son enceinte, la terre y est imprégnée des résidus vénéneux du charbon et du pétrole et rien n'y vit en dehors des machines et des esclaves, et les esclaves moins encore que les machines.
La Buna est aussi grande qu'une ville. Outre les cadres et les techniciens allemands, quarante mille étrangers y travaillent, et on y parle au total quinze à vingt langues. Tous les étrangers habitent dans les différents Lager qui entourent la Buna: le Lager des prisonniers de guerre anglais, le Lager des Ukrainiennes, le Lager des travailleurs volontaires français, et d'autres que nous ne connaissons pas. Notre propre Lager (Judenlager, Vernichtungslager, Kazett) fournit à lui seul dix mille travailleurs qui viennent de tous les pays d'Europe; et nous, nous sommes les esclaves des esclaves, ceux à qui tout le monde peut commander, et notre nom est le numéro que nous portons tatoué sur le bras et cousu sur la poitrine.
La Tour du Carbure, qui s'élève au centre de la Buna et dont le sommet est rarement visible au milieu du brouillard, c'est nous qui l'avons construite. Ses briques ont été appelées Ziegel, mattoni, tegula, cegli, kamenny, bricks, téglak, et c'est la haine qui les a cimentées; la haine et la discorde, comme la Tour de Babel, et c'est le nom que nous lui avons donné: Babelturm, Bobelturm. En elle nous haïssons le rêve de grandeur insensée de nos maîtres, leur mépris de Dieu et des hommes, de nous autres hommes.
Aujourd'hui encore comme dans l'antique légende, nous sentons tous, y compris les Allemands, qu'une malédiction, non pas transcendante et divine, mais immanente et historique, pèse sur cet insolent assemblage, fondé sur la confusion des langues et dressé comme un défi au ciel, comme un blasphème de pierre.
Ainsi qu'on le verra, de l'usine de la Buna, sur laquelle les Allemands s'acharnèrent pendant quatre ans et dans laquelle une innombrable quantité d'entre nous souffrirent et moururent, il ne sortit jamais un seul kilo de caoutchouc synthétique.
Aujourd'hui pourtant, les flaques éternelles où tremble un reflet irisé de pétrole renvoient l'image d'un ciel serein. Les canalisations, les poutrelles, les chaudières, encore froides du gel nocturne, dégouttent de rosée. De la terre fraîche des déblais, des tas de charbon et des blocs de ciment, l'humidité de l'hiver s'exhale en un léger brouillard.
Aujourd'hui, c'est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vue, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil: quelqu'un sourit. Si seulement nous n'avions pas faim!
Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrière les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait: en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiquement subordonnées le nom unique de la cause principale; jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une doulou reuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.
Aussi le froid – le seul ennemi, pensions-nous cet hiver – n'a-t-il pas plus tôt cessé que nous découvrons la faim: et, retombant dans la même erreur, nous disons aujourd'hui: «Si seulement nous n'avions pas faim!…»
Mais comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim? Le Lager est la faim: nous-mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée.
De l'autre côté de la route une drague est en train de manœuvrer. La benne, suspendue aux câbles, ouvre toutes grandes ses mâchoires dentées, se balance un instant, comme indécise, puis fond sur la terre argileuse et molle, et mord dedans avec voracité, tandis que la cabine de commandes éructe avec satisfaction une épaisse bouffée de fumée blanche. Puis la benne remonte, décrit un demi-cercle, recrache derrière elle son énorme bouchée et recommence.
Appuyés à nos pelles, nous regardons, fascinés. A chaque coup de dent de la benne, les bouches s'entrouvrent, les pommes d'Adam montent et descendent, pitoyablement visibles sous la peau distendue. Nous n'arrivons pas à nous arracher au spectacle du repas de la drague.
Sigi a dix-sept ans, et bien qu'il reçoive tous les soirs un peu de soupe d'un protecteur vraisemblablement non désintéressé, c'est le plus affamé de tous. Il avait commencé par parler de sa maison à Vienne et de sa mère, puis il a obliqué sur le chapitre de la cuisine, et le voilà maintenant fourvoyé dans le récit sans fin de je ne sais quel repas de noces au cours duquel – et il en parle avec un regret sincère – il n'avait pas fini sa troisième assiettée de soupe aux haricots. Tout le monde le fait taire, mais dix minutes plus tard, c'est Bêla qui nous décrit sa campagne hongroise, et les champs de maïs, et une recette pour préparer la polenta douce, avec du maïs grillé, et du lard, et des épices, et… et les insultes et les malédictions pleuvent, et un troisième commence à raconter…
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