Primo Levi - Si c'est un homme

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"On est volontiers persuadé d'avoir lu beaucoup de choses à propos de l'holocauste, on est convaincu d'en savoir au moins autant. Et, convenons-en avec une sincérité égale au sentiment de la honte, quelquefois, devant l'accumulation, on a envie de crier grâce. C'est que l'on n'a pas encore entendu Levi analyser la nature complexe de l'état du malheur. Peu l'ont prouvé aussi bien que Levi, qui a l'air de nous retenir par les basques au bord du menaçant oubli : si la littérature n'est pas écrite pour rappeler les morts aux vivants, elle n'est que futilité." Angelo Rinaldi." 'Si c'est un homme', occupe une place centrale dans la littérature de témoignage sur l'extermination des Juifs d'Europe et l'univers concentrationnaire."J.-B. Marongiu – "Libération"

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Mais la bourrade ne vient pas; Resnyk me touche le coude; le plus lentement possible, nous retournons aux traverses; là, deux par deux, les autres vont et viennent en cherchant à retarder le plus possible le moment de repartir avec un nouveau chargement.

« Allons, petit, attrape .» Cette fois, la traverse est sèche et un peu plus légère, mais à la fin du second voyage, je vais trouver le Vorarbeiter et je lui demande la permission d'aller aux latrines.

Nous avons cette chance que nos latrines sont assez éloignées, ce qui nous permet, une fois par jour, de nous absenter un peu plus longtemps que prévu; comme il est interdit d'y aller tout seuls, c'est Wachsmann, le plus faible et le plus maladroit du Kommando, qui a été investi de la charge de Scheissbegleiter, «accompagnateur aux latrines»; à ce titre, Wachsmann est responsable de toute tentative d'évasion (hypothèse risible!) et, de façon plus réaliste, de tout retard de notre part.

La permission m'ayant été accordée, me voilà parti au milieu de la boue, de la neige grise et des morceaux de ferraille, escorté par le petit Wachsmann. Avec lui, je n'arrive pas à communiquer car nous n'avons aucune langue en commun; mais ses camarades m'ont dit que c'était un rabbin, et même un Melamed, un connaisseur de la Thora, et que de plus, dans son village de Galicie, il passait pour être guérisseur et thaumaturge. Et pour ma part je ne suis pas loin de le croire, sinon comment aurait-il fait, fluet, fragile et paisible comme il est, pour réussir à travailler pendant deux ans sans tomber malade et sans mourir? Et comment expliquer cette stupéfiante vitalité qui éclate dans son regard et dans sa voix, et qui lui permet de passer des soirées entières à discuter d'obscures questions talmudiques en yiddish et en hébreu avec Mendi, le rabbin moderniste?

Les latrines sont un havre de paix. Ce sont des latrines provisoires, que les Allemands n'ont pas encore munies de ces bat-flanc de bois qui séparent d'ordinaire les différents compartiments: «Nur fur Englânder», «Nur fur Polen», «Nur fur Ukrainische Frauen» et ainsi de suite, et, un peu à l'écart, «Nur fur Hâftlinge». Trois Hâftlinge faméliques sont assis à l'intérieur, épaule contre épaule; un vieil ouvrier russe barbu portant au bras gauche le brassard bleu OST; un jeune Polonais avec un grand P blanc dans le dos et sur la poitrine; un prisonnier de guerre anglais, le teint rosé et le visage soigneusement rasé, vêtu d'un uniforme kaki bien repassé, bien propre, impeccable en dépit de la grosse marque KG (Kriegsgefangener) qui s'étale dans son dos. Un quatrième Hàftling se tient sur le pas de la porte, et à chaque civil qui entre en dégrafant sa ceinture, il demande inlassablement, d'une voix monocorde:

Êtes-vous français?

En retournant au travail, on voit passer les camions de la cantine, ce qui veut dire qu'il est dix heures. C'est une heure honnête, la pause de midi se profile déjà dans la brume d'un lointain avenir, et nous pouvons commencer à puiser un peu d'énergie dans l'attente.

Resnyk et moi faisons encore deux ou trois voyages, mettant tous nos soins à repérer des traverses légères, quitte à pousser jusqu'aux piles les plus éloignées; mais à l'heure qu'il est toutes les meilleures ont déjà été emportées, et il ne reste plus que les autres, atroces, hérissées d'arêtes vives, alourdies par la boue, la glace, et les plaques métalliques clouées dessus pour le fixage des rails.

Quand Franz vient appeler Wachsmann pour aller chercher la soupe, c'est qu'il est onze heures: la matinée est presque terminée, et nul ne se soucie de l'après-midi. Ensuite, c'est le retour de la corvée, à onze heures et demie, avec l'interrogatoire d'usage: combien de soupe aujourd'hui? Comment est-elle? Du dessus ou du fond du baquet? Moi, je m'efforce de ne pas les poser, ces questions-là, mais je ne peux m'empêcher de tendre l'oreille aux réponses et le nez à la fumée que le vent apporte des cuisines.

Enfin, tel un météore céleste, surhumaine et impersonnelle comme un avertissement divin, retentit la sirène de midi, qui vient mettre un terme à nos fatigues et à nos faims anonymes et uniformes. Et de nouveau, la routine: nous accourons tous à la baraque, et nous nous mettons en rang gamelle tendue, et nous mourons tous de l'envie animale de sentir le liquide chaud au plus profond de nos viscères, mais personne ne veut être le premier, parce que le premier a pour lot la ration la plus liquide. Comme d'habitude, le Kapo nous couvre de railleries et d'insultes pour notre voracité, et se garde bien de remuer le contenu de la marmite puisque le fond lui revient d'office. Puis vient la béatitude (positive, celle-là, et viscérale) de la détente et de la chaleur dans notre ventre et tout autour de nous, dans la cabane où le poêle ronfle. Les fumeurs, avec des gestes avares et pieux, roulent une maigre cigarette, et de tous nos habits, trempés de boue et de neige, s'élève à la chaleur du poêle une épaisse buée qui sent le chenil et le troupeau.

Un accord tacite veut que personne ne parle: en l'espace d'une minute, nous dormons tous, serrés coude à coude, avec de brusques chutes en avant, et des sursauts en arrière, le dos raidi. Derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence, et une fois encore, ce sont les rêves habituels. Nous sommes chez nous, en train de prendre un merveilleux bain chaud. Nous sommes chez nous, assis à table. Nous sommes chez nous en train de raconter notre travail sans espoir, notre faim perpétuelle, notre sommeil d'esclaves.

Et puis, au milieu des vapeurs lourdes de nos digestions, un noyau douloureux commence à se former, il nous oppresse, il grossit jusqu'à franchir le seuil de notre conscience, et nous dérobe la joie du sommeil. «Es wird bald ein Uhr sein»: bientôt une heure. Comme un cancer rapide et vorace, il fait mourir notre sommeil et nous étreint d'une angoisse anticipée: nous tendons l'oreille au vent qui siffle dehors et au léger frôlement de la neige contre la vitre, «es wird schnell ein Uhr sein». Tandis que nous nous agrippons au sommeil pour qu'il ne nous abandonne pas, tous nos sens sont en alerte dans l'attente horrifiée du signal qui va venir, qui approche, qui…

Le voici. Un choc sourd contre la vitre, Meister Nogalla a lancé une boule de neige sur le carreau, et maintenant il nous attend dehors, raide, brandissant sa montre, le cadran tourné vers nous. Le Kapo se met debout, s'étire et dit sans hausser le ton, à la manière de ceux qui ne doutent pas d'être obéis: «Ailes heraus.» Tout le monde dehors.

Oh, pouvoir pleurer! Oh, pouvoir affronter le vent comme nous le faisions autrefois, d'égal à égal, et non pas comme ici, comme des vers sans âme!

Nous sommes dehors, et chacun reprend son levier; Resnyk rentre la tête dans les épaules, enfonce son calot sur ses oreilles et lève les yeux vers le ciel bas et gris qui souffle inexorablement ses tourbillons de neige: « Si j'avey une chien, je ne le chasse pas dehors

7 UNE BONNE JOURNEE

La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l'homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s'interrogent inlassablement sur sa définition: mais pour nous la question est plus simple.

Ici et maintenant, notre but, c'est d'arriver au printemps. Pour le moment, nous n'avons pas d'autre souci. Au-delà de cet objectif, point d'autre objectif pour le moment. Lorsque, au petit matin, en rang sur la place de l'Appel, nous attendons interminablement l'heure de partir au travail, tandis que chaque souffle de vent pénètre sous nos vêtements et secoue de frissons violents nos corps sans défense, gris dans le gris qui nous entoure; au petit matin, alors qu'il fait encore nuit, tous les visages scrutent le ciel à l'est, pour guetter les premiers indices de la saison douce, et chaque jour le lever du soleil alimente les commentaires: aujourd'hui un peu plus tôt qu'hier; aujourd'hui un peu plus chaud qu'hier; d'ici deux mois, d'ici un mois, le froid nous laissera quelque répit et nous aurons un ennemi de moins.

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