– Me voici, madame, dit Clotilde en se levant et en venant au secours de Fernande, qui avait fait ce qu’elle avait pu en se plaçant devant elle pour cacher à madame de Neuilly le visage pâle et altéré de la jeune femme; avez-vous quelque chose de particulier à me dire?
– Mais ne peut-on chercher les gens sans avoir quelque chose de particulier à leur dire, surtout lorsque la personne qu’on cherche est une amie d’enfance? oui, amie d’enfance, quoiqu’en vérité Fernande ait quelquefois l’air de ne pas me reconnaître.
– Madame, dit Fernande, un des premiers devoirs que je me suis imposés, et auxquels j’ai promis de ne manquer jamais, c’est, en renonçant à mon nom paternel, d’observer toute la distance qui me sépare des personnes que j’ai connues dans un temps plus heureux.
– Que parles-tu, ma chère, d’un temps plus heureux; et que te manque-t-il donc, je te prie, pour être heureuse? Tu as des chevaux, une voiture, un train qui annonce cinquante mille livres de rente; un appartement magnifique, à ce qu’on assure, dans la rue Saint-Nicolas, un des plus beaux quartiers de Paris, peu aristocratique, c’est vrai; que veux-tu, ma chère, c’est le quartier des gens d’argent. J’habite le faubourg Saint-Germain; mais, moi, je suis ruinée, ce qui est une triste compensation.
Fernande ne répondit rien, mais elle sentit un frisson lui courir partout le corps en voyant que madame de Neuilly était déjà parvenue à se procurer son adresse; elle se voyait obligée de la recevoir, et comprenait que dès la première visite elle ne pourrait plus rien lui cacher.
– Ma chère cousine, dit Clotilde, voyant combien les importunités de madame de Neuilly pesaient à Fernande, vous savez que nous devons nous réunir ce soir dans la chambre de Maurice pour y faire de la musique; madame de Barthèle et monsieur de Montgiroux doivent même déjà nous y attendre.
– Oh! mon Dieu, non! et voilà ce qui vous trompe, ils sont occupés à se disputer au salon.
– À se disputer? reprit Clotilde en riant et toujours pour éloigner la conversation de Fernande; et à propos de quoi se disputent-ils?
– Que sais-je, moi? monsieur de Montgiroux voulait sortir dans l’intention, comme moi, de vous chercher peut-être, car votre absence était remarquée, mais madame de Barthèle l’a retenu au moment où il s’esquivait, et a prétendu que l’air du soir était encore trop froid pour qu’il s’y exposât. Si disposé, vous le savez, que soit monsieur de Montgiroux à la rébellion, toutes ses belles résolutions de révolte s’évanouissent quand madame de Barthèle dit: Je le veux, et monsieur de Montgiroux s’est assis et ronge son frein en souriant. Savez-vous que c’est une excellente école que la Chambre pour apprendre à s’y faire un visage, et que si jamais je me remariais, j’hésiterais à prendre un député ou un pair de France?
Cette peinture des angoisses auxquelles était en proie monsieur de Montgiroux rappela à Fernande que ce désir qu’avait le pair de France de faire une promenade, était purement et simplement excité par l’espérance de la rencontrer. Comme elle n’avait aucun motif de ne pas accorder à monsieur de Montgiroux l’explication qu’il désirait, elle essaya, en longeant le corridor, de s’éloigner de ses deux compagnes et de se glisser au jardin; mais ce n’était pas chose facile que de se débarrasser de madame de Neuilly.
– Eh bien, chère petite, lui dit-elle, que faites-vous donc? mais tout le monde a donc la rage de se promener aujourd’hui? Vous voulez vous promener, M. de Montgiroux veut se promener, M. Léon et M. Fabien se promènent, et voilà, je crois, Dieu me pardonne, que la manie de la locomotion me gagne aussi; et si vous voulez, tandis que Clotilde va voir si Maurice est prêt à vous recevoir, eh bien! voilà que je m’offre de tout mon cœur à vous accompagner.
– Madame, dit Fernande, je vous demande mille pardons de ne pas accepter votre offre, quelque obligeante qu’elle soit; mais j’ai un ordre à donner à mes gens, et si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous rejoindre dans un instant au salon.
Et Fernande, après un léger mouvement qui ressemblait à une révérence, s’éloigna d’un air qui indiquait que madame de Neuilly la désobligerait beaucoup en l’accompagnant.
La veuve la suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle.
– Ses gens! murmura-t-elle, ses gens! c’est incroyable, une madame Ducoudray a des gens, tandis que moi, enfin!… et quand on pense que, si M. de Neuilly n’avait pas placé tout son bien en rentes viagères, moi aussi j’en aurais des gens; je voudrais bien savoir ce qu’elle a à leur dire, à ses gens!
– Oh! mon Dieu! dit Clotilde, j’ai bien peur que ce ne soit l’ordre de tenir sa voiture prête.
– Sa voiture prête? Ne m’aviez-vous pas dit qu’elle couchait ici?
– Elle l’avait promis, dit Clotilde, mais sans doute les importunités dont elle a été l’objet depuis ce matin, l’auront fait changer d’avis.
– Les importunités? et qui donc importune ici madame Ducoudray? J’espère bien que ce n’est pas pour moi que vous dites cela, ma chère Clotilde?
– Non, madame, dit Clotilde, quoiqu’à vous dire le vrai, je croie que vos questions l’ont quelque peu contrariée.
– Embarrassée, voulez-vous dire sans doute. Mais, ma chère amie, c’est tout simple. Je rencontre chez vous une ancienne amie de pension, je lui fais fête; j’apprends qu’elle est mariée, qu’elle s’appelle madame Ducoudray, je veux savoir ce que c’est que M. Ducoudray, ce qu’il fait, quelle est sa position sociale; c’est de l’intérêt, ce me semble. Moi, quand j’ai quitté mon nom de Morcerf pour prendre celui de M. de Neuilly, j’ai dit à qui a voulu l’entendre ce que c’était que M. de Neuilly. N’est-ce pas, chère baronne?
Cette apostrophe s’adressait à madame de Barthèle, qui passait dans l’antichambre où venaient d’entrer en ce moment Clotilde et la veuve. Il fallut que madame de Barthèle s’arrêtât pour répondre à madame de Neuilly.
Quant à Fernande, comme nous l’avons dit, elle avait pris le parti de rompre en visière à sa trop officieuse amie, et était descendue au jardin. Mais, en approchant de l’allée qui menait à l’endroit où on avait servi le café, elle entendit des pas et des voix dans cette allée même: c’étaient Léon et Fabien qui se promenaient. Or, comme elle ne se souciait pas de rencontrer les deux jeunes gens, elle se jeta dans une allée couverte qui lui sembla devoir, par un détour, conduire au bosquet de lilas, de chèvrefeuilles et d’ébéniers, dont l’odeur flottait jusqu’à elle, portée par la brise de la nuit.
D’abord la marche de Fernande avait été rapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvre vieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent, souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion de ce sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elle allait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, et cette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’un marché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle, sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant par l’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre et plus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux ne devait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour cause une passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-il pas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elle avait porté dans cette maison? Croirait-il qu’elle ignorât le mariage de Maurice? Supporterait-elle les récriminations jalouses du comte avec patience? Profiterait-elle, au contraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec le vieillard? Toutes ces questions se présentaient l’une après l’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute la courtisane pouvait relever la tête et se dire dans sa conscience: L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’ai consenti à être sa maîtresse? Peut-il me faire un crime du passé? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici? Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui que j’avais quitté plein d’existence? Savais-je que je pouvais le rendre à la vie par l’espoir? savais-je qu’il m’aimait toujours? savais-je que c’était cet amour qui le tuait?
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