– Comment, tu ferais de l’intimidation?
– Que veux-tu? si elle me réduit à cette extrémité, il me faudra bien l’employer.
– Mauvais moyen, mon cher, mauvais moyen, crois-moi; j’en ai essayé une fois et il m’a mal réussi; à ta place je jouerais le sentiment; je tenterais hypocritement le respect au malheur; les femmes déchues tiennent beaucoup à être respectées, et elles sont fort reconnaissantes à ceux qui veulent bien se prêter à cette fantaisie.
– Oui, quand elles ne s’en moquent pas. Que ce manège te réussisse auprès de la naïve madame de Barthèle, je le comprends, mais auprès de la rusée Fernande, ce serait, j’en ai bien peur, perdre ma peine et mon temps.
– Eh! ce n’est pas sûr, il est quelquefois plus facile de tromper les esprits subtils que le grossier bon sens. En définitive, quel est ton projet?
– D’attendre et de voir venir; j’avais compté sur notre retour à Paris; mais la voilà dans la maison Dieu sait pour combien de temps.
– En attendant, mon cher, faisons une chose.
– Laquelle?
– Formons à nous deux une ligne offensive et défensive. Tu veux Fernande, moi je veux Clotilde; eh bien, sers-moi près de Clotilde, et, moi, je te servirai près de Fernande.
– Je le veux bien, mais d’abord explique-moi comment je dois m’y prendre, et dis-moi comment tu t’y prendras.
– J’avoue que mon rôle est plus facile que le tien; je puis, moi, aborder franchement la question sans marchander avec les mots. Quant à toi, il faut louvoyer: tu commenceras par t’excuser, au nom de la nécessité, d’avoir osé introduire la courtisane près de la femme honnête; fais tout ce que tu pourras pour éveiller la jalousie de Clotilde; dis-lui, par exemple, que Maurice t’a chargé de la rassurer en lui disant qu’il était décidé à ne plus voir Fernande, ce qui lui sera tout naturellement une preuve du contraire.
– Ne faut-il pas entrelarder tout cela d’un mot d’éloge pour toi?
– Ce n’est pas absolument indispensable; il serait plus adroit, je crois, de médire; comme tu es mon ami, la chose paraîtra toute naturelle.
– Tu me rends la tâche facile, mon cher Fabien; ainsi c’est entendu.
– Ne m’abîme pas trop, cependant.
– Je ne dirai que ce que je pense.
– Diable! je crois que nous ne ferions pas mal alors d’arrêter le programme.
– Non, rapporte-t’en à moi.
– Chut! voilà quelqu’un.
– Ainsi, c’est entendu.
– Ta main?
– La tienne?
Les deux jeunes gens se serrèrent la main, et le pacte fut conclu.
La personne qui venait à eux était madame de Neuilly; elle marchait vivement et avec la hâte d’une personne qui porte de fâcheuses nouvelles.
– Enfin, c’est vous, messieurs, dit-elle; c’est galant de nous laisser ainsi seules, nous autres pauvres femmes; heureusement que vous êtes faciles à trouver pour qui a affaire à vous; vos cigares brillent comme deux lanternes.
Les deux jeunes gens jetèrent leurs cigares.
– Croyez, madame, dit Fabien, que, si nous avions su que vous aviez quelque chose à nous dire, nous nous serions empressés d’aller au-devant de vous.
– J’avais à vous dire, messieurs, que vous aviez fait un charmant cadeau en amenant à madame de Barthèle et à Clotilde la respectable personne que vous avez conduite ici.
– Comment cela, madame? demanda Léon de Vaux; expliquez-vous, je vous prie.
– Ah! oui, faites semblant de ne pas comprendre; essayez de me faire accroire que vous ne saviez pas ce que c’était que votre prétendue madame Ducoudray.
Les deux jeunes gens se regardèrent.
– Eh bien! qu’y a-t-il d’étonnant, voyons, à ce que j’aie découvert la vérité? Ah! mon Dieu, la chose n’a pas été difficile, allez. Madame de Barthèle m’avait priée de faire transmettre, par son valet de chambre, au cocher de cette créature l’ordre de retourner à Paris, comme si cet ordre venait de sa maîtresse. J’ai fait mieux que cela, j’ai fait venir son cocher lui-même, lequel, lorsque je lui ai parlé de madame Ducoudray, a ouvert de grands yeux ébaubis, en homme qui demande: Qu’est-ce que c’est que cela, madame Ducoudray? J’ai insisté, comme vous comprenez bien; alors j’ai appris que la prétendue madame Ducoudray n’était aucunement mariée; que le Ducoudray n’existait même pas; qu’elle s’appelait tout bonnement Fernande, et sans doute avait pris ce nom-là pour s’introduire dans une maison honnête. Je ne m’étonne plus que la jeune personne tenait tant à ce que le nom de son père ne fût pas prononcé. Eh bien, maintenant tout s’explique, excepté l’amour de Maurice pour une pareille femme! En quel temps vivons-nous, mon Dieu, que les jeunes gens de famille fréquentent de pareilles créatures? Quant à moi, je sais qu’à la place de madame de Barthèle et de Clotilde, j’en voudrais mal de mort à ceux qui ont amené cette gentille personne à Fontenay.
– Ce serait une grande injustice, madame, dit Léon de Vaux parvenant enfin à glisser une phrase entre le torrent de paroles qui tombaient de la bouche de la prude indignée, – car c’est madame de Barthèle elle-même qui nous a priés de lui présenter Fernande.
– Madame de Barthèle? Ah! je reconnais bien là l’inconséquence de ma chère cousine, mais au moins Clotilde ignore…
– Madame Maurice de Barthèle sait tout, dit Fabien.
– Comment! elle sait que son mari a aimé cette créature?
– Parfaitement.
– Et elle a permis qu’elle entrât dans la chambre de Maurice!
– C’est elle-même qui l’a conduite au pied de son lit.
– Oh! par exemple, s’écria madame de Neuilly, voilà qui passe toute croyance; cela ne m’étonne plus qu’en arrivant j’aie dérangé tout le monde, jusqu’à M. de Montgiroux. Est-ce que par hasard M. de Montgiroux avait un rôle dans cette scandaleuse comédie?
– Oui, dit en riant Léon de Vaux, mais il faut rendre au digne pair de France cette justice, qu’il ignorait parfaitement qu’il dût trouver ici mademoiselle de Mormant; sans cela, je suis bien convaincu qu’il se serait gardé de quitter Paris.
– Je le crois bien; on ne se soucie pas de coudoyer de pareilles femmes, et moi qui l’ai embrassée, mon Dieu, moi qui l’ai tutoyée, moi qui ai couru après elle toute la journée; voilà ce que c’est que d’être trop bonne!
Les deux jeunes gens échangèrent un sourire.
– Et d’après ce que vous nous dites là, madame, répondit Fabien, nous ne faisons pas de doute que nous ne soyons bientôt privés de votre aimable compagnie; car, sans doute, vous ne voudrez plus vous trouver dans la même chambre que votre ancienne amie.
– Sans doute, c’est ce que je devrais faire, reprit la veuve de son ton le plus aigre; sans doute madame de Barthèle et Clotilde mériteraient que je leur donnasse cette leçon; mais je suis curieuse de savoir comment celle que vous appelez mon ancienne amie soutiendra ma présence.
– Mais, sans doute, comme elle l’a fait jusqu’à présent, avec beaucoup de modestie et de dignité à la fois, reprit Léon, car elle ignorera que vous savez son secret, à moins que vous ne le lui disiez ou que quelqu’un ne le lui dise pour vous.
– Et c’est ce que je ne manquerai pas de faire pour mon compte, si elle a l’audace de venir m’adresser la parole; mais au reste, maintenant je suis au courant de tout, ou à peu près, car il y a peut-être encore d’autres choses que j’ignore, je suis curieuse de voir la figure que chacun fera autour du lit de notre malade, et Maurice tout le premier. Ah! mais, j’y pense, s’écria madame de Neuilly, si Maurice aime cette femme, Maurice n’aime donc pas Clotilde!
Et un rayon de joie hideuse illumina le visage de madame de Neuilly. Cette seule pensée avait calmé le grand courroux de la veuve, et une sensation indéfinissable de bien-être se répandait dans toute sa personne; elle était vengée des dédains de l’homme dont elle avait désiré devenir la femme, et de celle qui l’avait emporté sur elle; grâce au secret qu’elle avait pénétré, elle se sentait maîtresse absolue de tous ceux qui se trouvaient mêlés au mystère de cette aventure; elle envisagea, d’un seul coup d’œil, toutes les ressources que lui offrait sa position supérieure et inattaquable. Le génie du mal lui souffla au cœur qu’elle pouvait, en un seul instant et d’un seul mot, écraser de tout le poids de son dédain l’ancienne amie qui l’avait constamment emporté sur elle autrefois; et toute joyeuse et suivie des deux amis, elle s’achemina vers le château.
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