Mais rien n’est durable sur la terre; l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaient prises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes qui disparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait le droit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Ses anciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleil éclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre; heureuse, ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle fut entourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt, on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrable que l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissu que soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle par lequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Maurice entrer chez Fernande; on vit Maurice en sortir quatre heures après y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus de doute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant, l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à une retraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était une infraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin, Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billets contre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible, quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.
C’était une lettre anonyme conçue en ces termes:
«Une noble famille est plongée dans le désespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyez aussi bonne que vous êtes belle, madame: rendez non-seulement un fils à sa mère, mais encore un mari à sa femme .»
Fernande venait de se lever après une nuit heureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuis qu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sans arrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, de temps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, la félicité était complète, immense, infinie; le coup fut donc terrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une seconde fois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue. Elle la relut en pâlissant à chaque ligne; puis, quand elle eu fini de lire, elle tomba évanouie.
Cependant son premier mouvement fut le doute: était-il bien possible que Maurice lui eût caché un pareil secret? était-il possible que, chaque fois que Maurice la quittait, elle, sa maîtresse, elle qu’il disait aimer de toutes les puissances de son âme, était-il possible que ce fût pour rentrer chez sa femme?
Maurice était donc un homme comme tous les autres hommes? Maurice pouvait donc avoir deux amours dans le cœur? Maurice pouvait donc dire avec les lèvres: «Je t’aime,» et ne pas aimer? C’était impossible. Fernande rêva mille moyens de se convaincre. Avec son organisation ardente et décidée, ce qu’il y avait de pis pour elle, c’était le doute.
Parmi les femmes que voyait Fernande était une espèce de femme de lettres, Scudéry au petit pied, bas bleu déteint. Cette femme, grâce à la position de son amant, haut et puissant personnage, voyait tout Paris. Déconsidérée aux yeux du monde, qui subissait l’influence sociale du marquis de ***, elle était cependant vis-à-vis de Fernande dans une situation supérieure; car le titre de femme mariée est un épais manteau qui voile bien des hontes, qui cache bien des rougeurs. Madame d’Aulnay (c’était le nom de cette femme), qui de temps en temps mettait au jour un roman bien moral, une comédie bien fade, avait donc un mari. Il est vrai que ce mari, presque réduit à l’état de mythe, était presque toujours invisible, et, lorsqu’il n’était pas invisible, demeurait au moins silencieux. Fernande songea à écrire à cette femme.
Elle prit une plume, du papier, et traça à la hâte les deux ou trois lignes suivantes:
«Chère madame,
» On me demande l’adresse de madame Maurice de Barthèle; je l’ignore. Mais, vous qui savez toutes choses, vous devez la savoir. Je vous parle non pas de la douairière, mais de la femme du baron.
» Le peintre qui me demande cette adresse, et qui est chargé de faire son portrait, je crois, désire savoir d’avance si elle est jeune et jolie.
» Vous savez que je suis toujours votre bien dévouée et bien reconnaissante,»
» Fernande»
Puis elle sonna, et envoya son valet de chambre chez madame d’Aulnay. Dix minutes après, il revint avec un petit billet effroyablement musqué et cacheté d’une devise latine.
Fernande prit en tremblant la réponse de madame d’Aulnay. Cette réponse était sa mort ou sa vie. Quelque temps, elle la tourna et la retourna dans sa main sans oser l’ouvrir. Enfin, elle brisa le cachet, et, comme à travers un nuage, elle lut:
«Chère belle,
» Madame la baronne Maurice de Barthèle demeure dans l’hôtel de sa belle-mère, rue de Varennes, n° 24.
» Quoique entre femmes, vous le savez, on n’avoue pas facilement ces choses, je vous dirai, entre nous, qu’elle est charmante. Aussi n’est-il question dans le monde que de la passion miraculeuse qu’elle a inspirée à son mari, le beau Maurice de Barthèle, que vous avez dû rencontrer de çà ou de là autrefois, mais qui, depuis son mariage, va à peine dans le monde.
» À propos de cela, que devenez-vous vous-même, chère petite? Il y a des siècles qu’on ne vous a vue.
» Cependant vous savez combien l’on vous aime rue de Provence, n° 11
» ARMANDINE D’AULNAY.»
Cette lettre ne laissait plus aucun doute à Fernande; Maurice était bien marié, sa femme était jeune et jolie, et son amour pour sa femme était proverbial dans le monde.
Il était onze heures: à midi, Maurice allait venir selon sa coutume: Maurice! c’est-à-dire le mari d’une autre femme.
D’abord, Fernande éclata en sanglots; mais, à mesure que l’aiguille marchait sur le cadran, ses larmes se séchèrent au feu de la colère; il lui sembla que les dernières étaient de feu et qu’elles brûlaient sa paupière.
À chaque voiture qui passait dans la rue, elle croyait entendre la voiture de Maurice. On eût dit que les roues lui passaient sur le cœur, et cependant, à chaque nouveau bruit, elle souriait en murmurant tout bas:
– Nous verrons ce qu’il va dire; nous verrons ce qu’il va répondre.
Enfin, comme midi sonnait, une voiture s’arrêta à la porte. Bientôt Fernande entendit le bruit de la sonnette, et elle reconnut la manière de sonner de Maurice. Un instant après, malgré les tapis qui couvraient le plancher, elle entendit des pas qui s’approchaient, et elle reconnut le pas de Maurice. La porte s’ouvrit, et Maurice entra le front calme et joyeux, comme d’habitude, heureux de revoir Fernande, qu’il avait quittée la veille au soir, et qu’il lui semblait, chaque matin, n’avoir pas vue depuis des siècles.
Fernande était dans son salon, assise, le regard fixe et morne, pâle, immobile, tenant une lettre froissée dans chacune de ses mains. Comme elle se trouvait dans une demi-obscurité, Maurice ne vit point l’expression terrible de son visage, vint droit à elle, et, comme d’habitude, approcha ses lèvres de son front pour y déposer un baiser. Une rougeur soudaine remplaça tout à coup la pâleur mortelle qui couvrait le visage de Fernande; elle se leva et fit un pas en arrière.
– Monsieur, dit-elle d’une voix sourde et tremblante, monsieur, vous avez menti comme un valet! Maurice demeura immobile et muet un instant, comme si la foudre l’eût frappé; mais bientôt, épouvanté du bouleversement des traits de Fernande, il fit un pas vers elle, ouvrant en même temps la bouche pour lui demander ce qu’elle avait.
– Monsieur, continua Fernande, vous êtes un lâche! Vous trompez deux femmes à la fois, moi et madame de Barthèle; vous êtes marié, je le sais.
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