Alfred de Vigny - Les consultations du docteur Noir

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C'est un entretien entre le poète Stello et le docteur Noir, qui lui enseigne que le poète est condamné par la société.

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Ici Libanius soupira profondément et, après nous avoir regardés avec douleur:

"Il faut bien, dit-il, le passer aux Barbares."

Julien recula:

"Dois-je donc, à ton avis, regretter tous mes travaux et mes chères victoires? dit Julien.

– Non pour toi, Julien, mais pour nous.

– Je ne l'aurais pas cru, reprit Julien avec sa bonté ordinaire. N'avons-nous pas encore dans le monde romain toute la science des siècles?

– Ils ont quelque chose de plus précieux, dit Libanius, qu'on ne nous rendra jamais et qu'ils apportent: c'est la simplicité de coeur qui peut croire sincèrement à quelques prodiges et adorer ce que tu as nommé les poupées divines.

– Eh bien! dit Julien, les Césars d'autrefois les payaient pour ne pas passer le Rhin; moi, je les ai chassés à coups d'épée. Crois-tu que jamais on en fasse des Romains?

– Non, mais déjà, sur nos frontières; on en a fait de robustes et solides Chrétiens, bien ignorants et bien grossiers.

– Eh bien! dit Julien, que veux-tu dire par là? Faut-il donc que nous cessions d'élever les Barbares à nous et que nous nous abaissions jusqu'à eux?

– Tiens! Regarde! dit Libanius, voilà ce que je veux dire."

En même temps il nous montra une momie égyptienne couchée dans le fond du péristyle, à l'entrée du bois.

"Regardez attentivement, dit-il, cette momie embaumée. Elle porte dans sa tête des trésors et dans sa poitrine un rouleau de papyrus, sur lequel tiendraient aisément, rassemblées et écrites en caractères grecs, quelques brèves maximes qui peuvent exprimer tout ce qu'ont imaginé les hommes jusqu'à ce jour pour tâcher de se rendre meilleurs. Les couleurs vertes, rouges, dorées de la momie n'ont point pâli. Ses cheveux se sont conservés aussi blonds, aussi soyeux que durant la vie, aucun des trésors d'Isis et d'Osiris, aucun sphynx azuré ne s'est perdu, pas une lettre du papyrus ne s'est effacée, grâce à ce cristal énorme qui couvre la momie dans toute son étendue. Ce cristal est transparent, et à travers les lueurs rougeâtres, argentées, violettes, que lui apportent les flambeaux et les astres et qui lui donnent l'aspect d'un lac merveilleux ou d'un ciel inconnu découvert dans l'ombre, on ne cesse d'apercevoir le visage immobile de la momie. Elle croise ses bras sur sa poitrine et y garde en paix notre trésor. Sur ce cristal énorme sont gravés et peints des caractères sacrés qui, faisant adorer l'enveloppe, ont conservé le trésor des âges anciens. Les dogmes religieux, avec leurs célestes illusions, sont pareils à ce cristal. Ils conservent le peu de sages préceptes que les races se sont formés et se passent l'une à l'autre. Lorsque l'un de ces cristaux sacrés s'est brisé sous l'effort des siècles et les coups des révolutions des hommes, ou lorsque les caractères qu'il porte sont effacés et n'impriment plus de crainte, alors le trésor public est en danger, et il faut qu'un nouveau cristal serve à le voiler de ses emblèmes et à éloigner les profanes par ses lueurs toutes nouvelles, plus sincèrement et chaudement révérées.

Or, les Barbares dont nous parlons ont une crainte toute vraie, toute jeune et sans examen du nouveau dogme des Chrétiens; s'ils la conservent pure, ce dogme sera le seul en vérité qui puisse sauver le trésor du monde, et ce sera là le cristal neuf orné de symboles nouveaux et préservateurs."

Libanius se tut tout à coup, et ce fut Julien qui à son tour se couvrit la tête de son manteau. Bientôt son pâle visage sortit de ses mains, et il prit le cotyle d'argent qui était placé devant lui; un doux sourire animait ses lèvres et son regard et, se levant avec nous en faisant une libation du côté de l'Orient, il dit:

"Au Dieu Préservateur, quel qu'il soit!»

Ensuite il versa la coupe et ajouta d'une voix paisible, et en souriant avec tristesse:

"Tu l'emportes, Galiléen!»

Nous nous regardâmes longtemps sans parler. Julien se coucha à demi et, appuyé sur son coude, il poursuivit:

Je n'ai pas eu un jour ou une nuit sans travail, mais je croyais mon ouvrage meilleur."

Et, après un léger soupir:

"Enfin, dit-il, nous verrons cela demain. Il est possible que vous ayez raison et que je me sois trompé."

Pour le jeune Paul de Larisse, il avait tout écouté les bras croisés, et l'un de ses bras était caché dans sa poitrine. Lorsqu'il l'en tira, je vis que ses ongles étaient rougis et comme ensanglantés légèrement, mais il ne s'en aperçut pas; il étendit cette main et s'écria:

"Maudite soit cette faible race qui ne peut supporter les conséquences de nos travaux! et pour qui la vérité est toujours trop pesante! Nous nous trompons sans cesse en espérant quelque chose d'elle, et les plus forts lui sont sacrifiés sans fruit."

Libanius sourit:

"Veux-tu empêcher, dit-il, mon enfant, que les cailloux de la grève ne s'arrondissent l'un sur l'autre, usés par le frottement de la mer? Julien a-t-il murmuré lorsqu'il lui a fallu passer par tant d'épreuves, et s'est-il révolté contre la volonté immuable du Dieu créateur, lorsque nous sommes arrivés à douter ensemble du succès de sa tentative? En sera-t-elle moins sublime? En sera-t-il moins grand? Tu te rapetisses beaucoup toi-même, mon cher Paul, par ces mouvements puérils. Avons-nous cessé d'être tous ici de même taille, et assez forts pour nous connaître nous-mêmes et nous contempler comme si la mort et les siècles avaient passé sur nous? Par quel oracle, par quel messager le ciel nous avait-il promis qu'un jour tous les hommes arriveraient à marcher seuls et sans être soutenus par des poupées divines? Le Verbe est la Raison venue du ciel; si un faible rayon est descendu parmi nous, notre devoir est d'en perpétuer à tout prix la lueur précieuse."

Julien se leva et, s'appuyant sur Paul, il nous dit adieu avec le calme et la douceur d'un frère qui ne quitte sa famille que pour un jour. Il donna son front à Libanius pour y recevoir le baiser d'adieu. Ensuite il regarda longtemps encore la demeure silencieuse où nous étions, il respira l'air embaumé des plantes aromatiques et du bois sacré dont les branches sombres pénétraient dans la chambre entre les colonnes de marbre blanc, et plusieurs soupirs s'échappèrent de son coeur.

Nous nous étions tous levés, et Jean, le plus jeune et le plus attendri, lui baisait la main en pleurant. Libanius et ses disciples conduisirent Julien dans une salle qui menait au bois sacré que j'avais traversé, et comme j'entendis leurs voix s'élever tour à tour, et que l'odeur des parfums vint dans la salle où ils m'avaient prié de rester seul jusqu'à leur retour, je ne doutais pas qu'ils n'eussent offert un sacrifice qui devait m'être inconnu. Peu après, de jeunes esclaves vinrent me conduire dans l'appartement des étrangers, où l'on me dit que l'Empereur était parti sans vouloir prendre de repos, afin de se trouver prêt à bénir l'armée au lever du soleil comme souverain pontife.

Je me retirai pour écrire ce que je venais d'entendre; et je te l'envoie en même temps que le rapport des échanges que j'ai faits depuis cette soirée avec les marchands chargés de l'approvisionnement des troupes nouvellement débarquées. Ils se sont élevés en tout, comme tu verras, à trois mille talents d'or, cinquante mines, soixante sicles et quarante bekas, qui m'ont été donnés sur un ordre d'Alypius, qui était duc d'Egypte avant mon départ pour la Perse.

Demain je verrai et dans peu j'écrirai.

Deuxième lettre

Joseph Jechaïah à Benjamin Elul d'Alexandrie.

Ecrit du faubourg de Daphné le douzième jour du mois de Tamuz.

Si tu es bien tout est bien.

Je viens de voir et d'entendre des choses que je n'oserais t'écrire si je n'étais sûr de notre frère qui te les porte.

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