M. Jacques se tourna alors vers du Barry et lui remit un papier plié en quatre.
– Ce billet dans la chambre du roi, dit-il. Il faut que Lebel fasse en sorte que le roi ne sorte pas avant minuit. Il faut tout prévoir. Le chevalier sera ici à dix heures. Rappelez-vous votre besogne à ce moment-là. Deux heures ne sont pas de trop pour les incidents imprévus…
– Minuit, bien!… Et moi, ici à dix heures, dit le comte qui, ayant pris le billet, s’éloigna aussitôt dans la direction du château.
– Le signal, Bernis, dit alors M. Jacques.
En même temps, il jeta un dernier regard autour de lui. Juliette, un petit portemanteau à la main, s’était approchée de la petite porte en même temps que Bernis.
M. Jacques se posta sous les quinconces.
Bernis frappa trois petits coups à la porte du jardin.
Elle s’ouvrit aussitôt, et Suzon parut, un peu pâle et tremblante.
À cette minute, elle eut une hésitation suprême et fit un mouvement comme pour se rejeter en arrière.
Mais déjà Bernis l’avait saisie par le bras et attirée au dehors.
Au même instant, Juliette se glissa, rapide comme une ombre, dans le jardin, et la porte se referma.
– Ah! François! murmura Suzon en s’appuyant au bras de Bernis, je n’oublierai jamais les émotions que je viens d’avoir. Vous me jurez bien, au moins, qu’on n’en veut ni au roi ni à M med’Étioles?
– Je te jure sur ma part de paradis qu’il n’arrivera aucun mal ni à l’un ni à l’autre… Allons, viens… la voiture est là qui va t’emmener à Villers-Cotterêts. L’argent est dans le coffre… Le postillon est à tes ordres… Te voilà riche… ne m’oublie pas dans ton bonheur, ma petite Suzon… Quant à moi, je garderai toute la vie le charmant souvenir des quatre journées d’amour que je te dois…
Suzon, trop émue pour répondre, se contenta de presser contre elle le bras de son cavalier.
Ils atteignirent ainsi la voiture. Bernis, jouant jusqu’au bout son rôle d’amoureux, serra Suzon dans ses bras, puis la poussa dans la berline dont il ferma la portière à clef. Au même moment le postillon enleva ses deux chevaux, et quelques minutes plus tard, le grondement des roues s’éteignit dans le lointain…
Bernis revint alors à M. Jacques, et, s’inclinant:
– C’est fait, Monseigneur… Je n’ai plus qu’à attendre dix heures… devant la grande porte… celle-ci étant réservée au chevalier d’Assas…
– Bien, mon enfant, dit M. Jacques. Dès mon retour à Paris, venez me trouver rue du Foin. Et nous compterons. Vous avez ces jours-ci opéré avec une souplesse, une habileté, une rapidité qui vous donnent des droits.
Bernis se courba davantage. Quand il se redressa, il vit la sévère silhouette de M. Jacques qui s’enfonçait dans les ténèbres.
Juliette avait vivement traversé le jardin et était entrée dans le petit salon du rez-de-chaussée qu’éclairait une lampe. Il y avait trois jours qu’elle étudiait un plan de la maison fait par Bernis d’après les indications de Suzon; tout avait été marqué sur ce plan, jusqu’à l’emplacement des moindres meubles.
Juliette connaissait donc la maison presque aussi bien que si elle l’eût habitée.
Elle se débarrassa du manteau qui la couvrait et le jeta au fond d’une armoire. Quant au petit portemanteau qu’elle tenait à la main, elle le plaça sous un canapé… Alors Juliette regarda autour d’elle.
Elle était émue au point qu’elle tremblait. De ses deux mains, elle comprima les palpitations de son cœur, et en quelques minutes, elle parvint à dompter cette émotion, ou tout au moins à la dissimuler complètement.
Alors elle se dirigea sans hésiter vers l’antichambre qu’elle traversa, gagna l’office et apparut tout à coup à la cuisinière, la digne Catherine.
– Voyons, Catherine, fit Juliette, voici que sept heures approchent et le souper de madame n’est pas prêt… Vous savez qu’elle n’aime pas attendre…
La cuisinière s’était retournée, stupéfaite, ébahie…
– Qu’avez-vous à me regarder ainsi? Êtes-vous folle? reprit Juliette. Quand ma sœur va rentrer…
– Votre sœur! balbutia la cuisinière suffoquée.
– Suzon! Mais vous tombez des nues?…
– Ah! M lleSuzon est votre sœur?…
– Oh! a-t-elle la tête dure! Suzon me l’avait bien dit en venant me demander de la remplacer ici pour deux jours!… Allons, allons, dame Catherine, à l’ouvrage!… Et songez que si je suis contente de vous pendant ces deux jours, j’ai une belle pièce de soie à votre service…
Ces paroles amenèrent un large sourire sur les lèvres de dame Catherine qui, revenant peu à peu de sa stupéfaction, murmura:
– Comme ça, vous remplacez M lleSuzon?… Si le maître le savait!…
– Ah ça!… interrompit Juliette en grondant, et Nicole? Et Pierrette?… Où sont-elles, ces paresseuses!…
Elle sortit de la cuisine et gagna la chambre où couchaient les filles de service.
Pierrette témoigna la même stupéfaction que Catherine. Mais Nicole ne parut pas autrement étonnée, et, sur un signe que lui fit Juliette, suivit la nouvelle femme de chambre dans le petit salon.
– Suzon t’a prévenue? fit-elle alors.
– Oui, madame…
– Il y a cinq mille livres pour Pierrette et autant pour toi, si vous êtes intelligentes et dévouées.
– Que faut il faire? demanda Nicole dans un empressement qui prouvait qu’elle ne demandait pas mieux que de gagner la somme.
– Tout simplement ouvrir à celui qui viendra heurter à la porte un peu après minuit. D’ici là, que l’on frappe, que l’on heurte, que l’on crie, que l’on menace, ne pas ouvrir.
– Ouvrir à minuit, bien! dit Nicole. Et après?…
– Après? Éteindre toute lumière dans l’escalier, et conduire celui qui viendra jusqu’à la chambre de madame…
– C’est facile, dit Nicole. Mais si je suis chassée par madame?
– Ne t’en inquiète pas: madame ne te chassera pas, au contraire! Mais enfin, si cela arrivait, tu entrerais au service de M mede Rohan, et le jour où tu sortirais d’ici, tu recevrais cinq mille autres livres, ce qui te ferait dix mille. Acceptes-tu? Hâte-toi…
– J’accepte, dit Nicole résolument.
– Bien, ma fille. Va-t’en donc à l’office et empêche tout bavardage inutile. Tu peux dire que tu m’as souvent vue avec Suzon, ma sœur… Voici madame qui appelle…
Juliette s’élança dans l’escalier et pénétra aussitôt dans le grand salon où Jeanne, à demi étendue sur un canapé, rêvait, un livre à la main. Jeanne considéra attentivement Juliette qui supporta l’examen sans brocher.
– Vous êtes la nouvelle femme de chambre? demanda-t-elle.
– Oui, madame. Et j’espère que vous n’aurez pas lieu de regretter ma sœur.
– Ah! Suzon est votre sœur?
– Oui, madame; cela se voit d’ailleurs; nous avons même taille, au point que j’ai pu mettre sa robe, comme madame peut voir… car Suzon m’avait prévenue que madame était difficile pour le costume de ses filles de chambre…
– Suzon m’a dit qu’elle serait absente trois ou quatre jours, reprit Jeanne.
– Oui, madame, c’est pour une affaire que nous avons dans notre pays, près de Chartres. Et comme elle est plus au fait que moi…
– C’est bien ce que Suzon m’a dit, murmura Jeanne. Et pourtant… où ai-je vu cette figure… ces yeux?… J’éluciderai cela demain matin… Comment vous appelez-vous? reprit-elle à haute voix.
– Julie, madame.
– Eh bien! pour ne pas changer les habitudes de la maison, je vous appellerai comme votre sœur: Suzon.
– Si cela convient à madame…
– Oui. Donc, Suzon, ma fille, je me sens fatiguée. Je ne souperai pas. Dans une demi-heure, tu me monteras une tasse de lait, et puis, tu viendras me coucher…
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