– Vous régnez déjà sur le cœur du roi… et quand il vous plaira, vous régnerez à la cour…
Mais ces paroles produisirent un tout autre effet que celui qu’il attendait.
Jeanne essaya de dégager ses mains.
– Sire, murmura-t-elle, je ne puis désirer d’aller à la cour, car si j’y allais, ce serait…
– Ce serait pour y triompher, interrompit ardemment le roi. Ce serait pour y être admirée, enviée, pour être l’aimable reine d’un monde aimable, élégant et fastueux… Mais ma pensée n’est pas de vous offenser, madame… elle est de me soumettre à vos désirs qui seront pour moi des ordres… Oh! je vous en prie en grâce, parlez-moi selon votre cœur; car moi, c’est avec tout mon cœur que je vous parle… Dois je vous le dire? Ne l’avez-vous pas deviné déjà?… Faut-il prononcer ce mot qui fait de moi votre serviteur?… Eh bien, je vous aime…
Jeanne ferma les yeux.
Son sein palpita.
Louis enlaça sa taille de ses deux bras, et répéta:
– Je vous aime… Et vous?… Parlez! oh! de grâce!… dites-moi si je dois vivre ou mourir…
Hélas, encore une de ces phrases qui faisaient partie du bagage séducteur des roués d’alors.
Mais ce mot «mourir» produisit sur Jeanne un prodigieux effet.
Elle devint très pâle et laissa tomber sa tête sur l’épaule de Louis. Les larmes, des larmes délicieuses, une à une, débordèrent de ses yeux fermés.
– Ô mon roi! balbutia-t-elle, s’il ne faut que mon amour pour vous empêcher de mourir… eh bien… vivez… car Dieu m’est témoin que je vous aime!… Depuis quand? Je ne sais pas… Je crois que je vous aime depuis toujours… Si vous saviez comme j’ai pleuré lorsqu’on vous ramena malade, lorsque tout Paris pleurait! Si vous saviez comme j’ai prié, les genoux sur les dalles des églises!… Oh! je ne puis tout vous dire, car je sens bien que je n’arriverai pas à traduire ce que je pense… mais depuis si longtemps… depuis que je sens battre mon cœur, vous êtes le souverain de mon âme… Tenez… lorsque j’allais à cette clairière où vous m’avez rencontrée, que de fois j’ai écouté au fond du bois le son du cor de votre chasse! Que de fois j’ai espéré vous voir passer! Et alors je souhaitais d’être la biche qu’on poursuit! que sais-je? J’avais des rêveries de folle!… Je songeais parfois que vous n’étiez pas le roi de France, et qu’un jour vous me trouveriez sur votre chemin, que vous me prendriez dans vos bras… et qu’en cette clairière, nous bâtirions l’ermitage d’amour où, loin du monde, nous passerions notre heureuse vie à nous adorer!…
– Chère âme! s’écria Louis, remué cette fois jusqu’au fond de l’âme, je veux que votre rêve s’accomplisse! Je veux faire bâtir à l’Ermitage un palais digne de votre beauté!…
– Oh! non!… pas un palais!… Sire! Sire!… pardonnez-moi… je vous aime pour vous… c’est vous que j’aime… le reste me fait horreur… Fêtes, grandeur, gloire, puissance… est-ce que tout cela existe devant l’amour!…
– L’amour!… Je connaîtrai donc enfin l’amour vrai!…
Plus étroitement, Louis, pâli, Louis, bouleversé, enlaça Jeanne; ils étaient l’un contre l’autre; maintenant elle avait ouvert les yeux… elle osait regarder le soleil en face… ils frémissaient… Leurs lèvres, doucement, se rapprochèrent, se cherchèrent… se touchèrent et s’unirent…
Dans le lointain de la fête, les violons, accompagnés de harpes, jouaient un air de gavotte infiniment doux et tendre…
Sous le baiser du roi de France, le baiser de Louis… du Bien-Aimé… son premier baiser d’amour, Jeanne devint blanche comme une morte…
– Je t’adore! murmura Louis palpitant.
– Je vous aime, bégaya-t-elle, je vous aime… de toute mon âme… ah! de tout mon être…
À ce moment, les tentures de la portière se soulevèrent.
Une tête hideuse se montra et contempla un instant ce couple harmonieux.
C’était Henri Le Normant d’Étioles!…
Il eut un sourire livide, et, se retournant, il fit signe à quelqu’un d’approcher, de regarder…
Et ce quelqu’un regarda à son tour…
Cet homme, à la vue du tableau d’amour qu’il avait sous les yeux, poussa un rauque soupir, ses ongles déchirèrent sa poitrine; il devint si pâle qu’on eût dit qu’il allait tomber là, foudroyé!…
D’Étioles le prit par la main et l’entraîna.
Quand ils furent dehors, il gronda:
– Eh bien, maître Damiens, ne vous l’avais-je pas dit? N’avais-je pas raison de croire que M med’Étioles avait un amant?…
Damiens poussa un sourd gémissement.
– Je vous ai adopté pour le confident de mes chagrins, reprit d’Étioles… vous m’avez juré de veiller…
– Je veillerai! Oh! Je veillerai!
– De me venger, s’il le faut!
Et Damiens, crispant les poings, serrant les dents, répondit:
– Oui!… je vous vengerai!…
Le comte de Saint-Germain rentra dans l’Hôtel de Ville, et, aux rumeurs qui, dans ce monde de courtisans, se transmettaient avec une rapidité et une discrétion inouïes, il comprit qu’un événement grave venait de se passer.
Un événement de cour! Une révolution dans la vie du roi!…
Chose plus considérable, alors, qu’une déclaration de guerre!
Que se passait-il?… Des ministres effarés passaient comme des ombres et se réunissaient dans une embrasure de fenêtre pour tenir conseil!
Des maréchaux, des dignitaires du Parlement, le lieutenant de police, tous ces hommes, un peu pâles, échangeaient des mots rapides, à voix basse, ou des clignements d’yeux significatifs…
Les dames, les lèvres pincées, discutaient entre elles avec une étrange animation…
Et malgré ces inquiétudes, cette attente générale, la fête semblait battre son plein. On souriait, on échangeait de galants propos, on dansait, on tourbillonnait lentement de salon en salon… Il fallait tout l’œil exercé de Saint-Germain pour deviner la véritable révolution qui bouleversait ce monde.
Dans le grand salon, cependant, il régnait une sorte de silence solennel.
Tous les yeux étaient fixés vers la portière de velours du petit salon retiré.
– Premier acte! murmura Saint-Germain. Le roi de France offre sa couronne à la petite d’Étioles!… Allons! Elle repousse le bonheur et opte pour la souveraineté!… Pauvre enfant! Elle se prépare de cruelles déceptions!
À ce moment, les tentures se soulevèrent.
Le roi les maintint lui-même, tandis que Jeanne passait.
Puis, aussitôt, Louis XV offrit sa main à M med’Étioles et s’avança parmi les groupes soudain empressés, dans une grande rumeur sourde…
Il souriait. Jeanne était pâle.
Voyait-elle les mille regards de femmes que l’envie aiguisait?
Voyait-elle ces visages d’hommes qui déjà mendiaient un de ses sourires?
Elle était consciente à peine de ce qu’elle faisait, du lieu où elle se trouvait, et de ce qui lui arrivait!… Et ce qui lui arrivait, c’était une prodigieuse aventure. Elle devenait d’un coup plus reine que la pauvre reine Marie…
Le roi, cependant, après lui avoir fait traverser tout le salon, l’avait conduite jusqu’à un fauteuil; puis, regardant autour de lui, il avisa une petite femme au somptueux costume, au regard vif et spirituel.
C’était la maréchale de Mirepoix.
– Maréchale, dit-il en souriant, mes devoirs m’obligent à prendre part à la magnifique fête que MM. les échevins ont bien voulu nous donner. Je vous confie M med’Étioles…
– Sire, dit vivement à voix basse la maréchale, j’accepte le rôle que Votre Majesté me désigne, mais à une condition…
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