– Oui… je le crois, du moins, fit d’Assas en frémissant.
– J’aime cette femme. Voici exactement ce que cela veut dire: s’il plaît à cette femme de m’appeler à elle, je vais entreprendre des travaux d’Hercule, je vais remuer ciel et terre pour assurer son bonheur… mais si elle s’éloigne de moi… si sa sympathie va à un autre…
– Eh bien? demanda le chevalier palpitant.
– Eh bien, parce que je l’aime… parce que j’ai entrepris d’assurer son bonheur, non seulement je ne me dresserai pas comme un obstacle entre elle et l’homme préféré… mais encore je me réjouirai de voir qu’elle a trouvé sans moi ce bonheur que je prétendais lui apporter…
– Effrayante théorie!…
– Vous dites effrayante parce que vous n’avez pas goûté le charme infini du dévouement pur, du sacrifice qui n’attend pas de récompense… Moi qui ai connu toutes les formes de l’amour, depuis la jalousie qui rêve le meurtre jusqu’au désespoir qui rêve le suicide, je vous le dis: là seulement est l’amour!…
D’Assas, rêveur, écoutait les paroles de Saint-Germain qui peu à peu berçaient sa douleur et l’apaisaient. Peut-être le comte n’avait-il pas eu d’autre but en lui faisant l’exposé de sa théorie de l’amour.
Le chevalier, comme l’avait dit Saint-Germain, était vraiment une âme généreuse.
Il commençait à entrevoir la possibilité de se dévouer au bonheur de Jeanne; graduellement, l’idée de suicide s’éloignait de son esprit. Il souffrait toujours autant: mais déjà il admettait la vérité de ce mot du comte:
– Il n’y a qu’une chose d’inguérissable: c’est la mort!
Mourir, n’était-ce pas se condamner soi-même à ne plus jamais revoir Jeanne? Et même en repaissant la théorie du sacrifice pur, même en admettant qu’il voulût conquérir la jeune femme, est-ce que le suicide n’était pas la défaite suprême, celle pour laquelle il n’y a pas de revanche possible?
Le comte de Saint-Germain l’avait pris par le bras; il l’avait entraîné au dehors; il lui parlait doucement, et enfin, lorsqu’il le quitta à la porte des Trois-Dauphins, il lui avait arraché la promesse de vivre, de ne pas attenter à ses jours.
– Hélas! pensa le comte quand il fut seul, en voilà un que je viens d’arracher à la mort… Ai-je bien fait? Ai-je eu tort? Qui peut le savoir?… Mais quittons ces tristes idées et allons voir qui triomphe à l’Hôtel de Ville!…
Louis XV était resté près de Jeanne, dans le petit salon retiré, lorsque le malheureux d’Assas eut involontairement fait tomber la portière. Le roi, en effet, se souciait médiocrement de la réputation des femmes qu’il désirait. Rendons-lui d’ailleurs cette justice qu’il ne permettait à personne de sourire d’elles en sa présence et qu’il les défendait avec une sorte d’emportement chevaleresque.
Jeanne, au contraire, lorsqu’elle se vit seule avec Louis, eut un mouvement d’effroi.
– Sire, murmura-t-elle, de grâce, permettez-moi de relever les tentures…
– Et pourquoi donc, ma belle enfant? répondit le roi. Pensez-vous donc qu’on oserait vous soupçonner? Croyez-moi, nul ne peut s’étonner qu’il me plaise de m’entretenir avec vous, seul à seule. Et si quelqu’un s’étonnait, je vous jure que vous n’en seriez pas atteinte… Ce mouchoir que vous m’avez ordonné de garder n’est pas plus près de mon cœur que le souci de votre renommée…
En prononçant cette phrase alambiquée avec un sourire où il y avait plus de galanterie affectée que de passion, le roi saisit la main de Jeanne et la conduisit jusqu’à un canapé où il la fit asseoir.
– Sire, balbutia Jeanne éperdue, m’asseoir devant le roi!… Votre Majesté oublie…
– Eh! qu’importe de vaines questions d’étiquette, fit Louis XV en prenant place près d’elle. Il n’y a pas ici de majesté ni de roi… il n’y a qu’un gentilhomme qui veut vous dire combien il est charmé de vous approcher enfin de si près, après l’avoir si vivement souhaité…
– Il est donc vrai! s’écria Jeanne dans la joie naïve et puissante de son âme; vous avez désiré me voir!…
– Sur l’honneur!… Depuis que je vous ai rencontrée à la clairière de l’Ermitage, je suis comme un écolier amoureux… je rêve, je soupire, et, Dieu me damne, je fais des vers, ce qui fait que je dois vous paraître d’un ridicule…
– Oh! Sire!… Vous!… Le roi!
Jeanne, toute haletante, avait prononcé ces mots avec une conviction ardente, absolue, – une sorte de cri de révolte. La majesté royale, à ses yeux, ne pouvait pas tomber au ridicule!
Louis XV haussa les épaules – imperceptiblement, – intérieurement, si on peut dire.
– Encore Sire! pensa-t-il. Encore le roi! il ne s’agit point de cela en ce moment!
Jeanne ne voyait rien. Elle était comme éblouie. Ce cher rêve qu’elle avait à peine osé caresser dans le secret de ses pensées se réaliserait donc sans effort apparent!
Quoi! c’était bien le roi de France qui était assis près d’elle, qui tenait sa main et qui lui parlait si doucement… qui lui parlait d’amour!…
Un sourire d’extase voltigeait sur ses lèvres.
Elle ne songeait à cacher ni son bonheur ni la joie intense qui débordait de son cœur.
Et elle était adorable…
Il eût fallu une âme de poète, d’artiste ou d’amoureux pour comprendre et admirer ce qu’il y avait de pur, de radieux et de profond dans cette passion qui éclatait à chacun de ses gestes…
Hélas! Louis XV n’était qu’un roué!
Il ne voyait là qu’une amourette dont il s’amuserait huit jours… et puis il passerait à d’autres jeux!…
Il était bien loin de penser que cette petite fille pût prendre un empire quelconque sur lui…
Mais l’amour vrai, la passion sincère, possède de magnétiques effluves qui peu à peu pénètrent, attirent et fascinent…
Quelle que fût sa froideur, Louis XV fut ému de ce qu’il entrevoyait.
Et cette émotion, si Jeanne eût connu la véritable insensibilité du roi, eût été déjà pour elle un triomphe.
Mais bien loin de songer à analyser les sensations de Louis, la pauvre enfant n’avait même pas la force ou la volonté de s’observer soi-même.
Elle était comme un de ces jolis oiselets qu’on a longtemps retenus en cage, dans l’obscurité, sous des voiles, et qu’on lâche tout à coup au grand soleil.
La mignonne créature éperdue bat des ailes, toute ravie, toute éblouie; son cœur bat, elle ne sait où se réfugier, la clarté l’inonde, la transporte de joie… mais ose-t-elle seulement lever son regard timide vers l’astre éblouissant?…
Ainsi Jeanne sentait son cœur éperdu voler de place en place, avec l’unique sensation délicieuse qu’il éprouvait un intense éblouissement.
Sans doute Louis se rendit compte de ce qui se passait en elle.
Car, soudainement, il quitta ce sourire affecté qu’il avait gardé jusque-là.
Son regard se troubla.
Il se pencha un peu vers l’exquise amante qui semblait s’offrir de toute son âme candide au premier baiser d’amour. Et il reprit:
– Oui, depuis que je vous ai vue si jolie, si douce; depuis que j’ai entendu votre voix me demander la grâce du pauvre cerf traqué, je n’ai plus songé qu’à vous… j’ai cherché à vous revoir… et je vous ai revue… il me semblait que j’avais bien des choses à vous dire… et maintenant, je n’ose plus…
Elle avait penché la tête.
Deux larmes de bonheur, deux perles admirables brillèrent entre ses cils.
Le roi se laissa glisser presque à genoux, et reprenant ce style maniéré qu’il croyait plus apte à frapper l’imagination d’une petite fille comme Jeanne, il murmura:
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