Et il se remit en route encore une fois.
Vers le soir, il aperçut enfin l’escorte du roi, hérissée de piques et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse, bordée de bois d’oliviers, chênes-liège, orangers et palmiers.
Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où il eut tôt fait de la dépasser. Mais alors il s’arrêta, et:
– Mordieu! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce valeureux prince, qui n’a pas peur d’entreprendre un mardi l’extermination d’une partie de ses sujets!
Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs éclatantes, couvertes de filets terminés par des cordelettes à nœuds qui tombaient jusqu’à terre, les harnais magnifiques ornés de rosettes, de houppes et de bouffettes multicolores et surchargés de coquillages, de plaques, d’anneaux et de clochettes d’argent qui tintinnabulaient gaiement.
Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi était à demi étendu sur des coussins de velours broché.
Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, œil froid, d’une fixité par ma foi peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale… un spectre!…
Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. catholique Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.
Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d’acier.
– Cordieu! fit Pardaillan en s’éloignant à toute bride, la sombre figure que voilà!… Et c’est là le triste sire que M meFausta rêve d’imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux!… Par Pilate! la seule vue de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies lèvres des filles de France!
Séville, capitale de l’Andalousie, était autrement importante que de nos jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si ce n’est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte crénelée, et quinze portes principales gardaient l’entrée de la ville.
Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d’or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au nord de la ville.
Si l’on veut savoir d’où vient ce nom bizarre, nous dirons que c’était le nom d’une infante mauresque.
Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie convenable qui ne fût pas trop éloignée du palais royal.
Le cavalier fixa sur lui un œil pénétrant et le considéra un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s’il n’avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste et comme une sorte d’admiration: visiblement ce cavalier le couvait du regard attendri d’un père admirant un fils tendrement chéri.
Si bien que Pardaillan, qui n’était pourtant pas d’un naturel très patient, voyant qu’il ne répondait pas reprit doucement et avec un sourire:
– Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous prier de m’indiquer une auberge.
L’inconnu sursauta, et:
– Oh! excusez-moi, seigneur… Une hôtellerie?… dans les environs de l’Alcazar? Eh bien, mais… l’hôtellerie de La Tour me paraît tout indiquée… Elle est très confortable d’abord, et ensuite l’hôtelier est de mes amis… Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français!… Oui, je le vois!… Si vous voulez bien me le permettre, j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même à l’hôtellerie de La Tour et de vous recommander aux bons soins de l’hôte.
– Monsieur, je vous rends mille grâces. J’accepte très volontiers votre offre obligeante, mais croyez bien que tout l’honneur est pour moi, répondit le chevalier qui, à son tour, détailla son guide d’un coup d’œil rapide.
C’était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était grand et maigre: il avait un front superbe, le front vaste d’un penseur, surmonté d’une chevelure abondante, naturellement bouclée, rejetée en arrière, légèrement grisonnante aux tempes; des yeux vifs, perçants, tantôt pétillants de malice, tantôt vagues comme des yeux de visionnaire; un nez long et crochu; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée en pointe.
Le chevalier remarqua que son costume quoique râpé était d’une propreté méticuleuse; que l’inconnu paraissait se servir péniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.
Ils se mirent en route côte à côte, et chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan, l’inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce qu’il Pensait devoir intéresser un étranger.
Comme ils traversaient la plaza de San-Francisco:
– Que signifie cet autel dressé sur cette place? demanda Pardaillan.
– Seigneur, c’est devant cet autel que la Sainte Inquisition s’efforce, en brûlant leurs corps, de sauver les âmes des misérables qui s’obstinent à méconnaître les bienfaits de notre sainte religion.
Rien ne saurait traduire le ton sur lequel furent prononcées ces paroles, en soi rigoureusement conformes à l’esprit de l’époque.
Pardaillan fixa un instant son interlocuteur, qui soutint ce regard avec un air ingénu.
Et à son tour, avec une mélancolie inexprimable, il murmura:
– Comme la vie serait belle et douce et facile sous ce ciel radieux, dans cette atmosphère embaumée, au milieu de cette riche nature qui est un enchantement!… Comme la vie serait bonne… si les hommes consentaient à agir en véritables hommes et non en fauves déchaînés!… Oui, mais les hommes sont ce qu’ils sont… des fauves plus ou moins déguisés.
L’inconnu avait écouté ces réflexions avec un air pétillant de joie, et à son tour il murmura quelque chose que Pardaillan ne saisit pas bien!
En approchant du fleuve, l’inconnu dit en désignant une tour encastrée dans l’enceinte du palais royal:
– L’hôtellerie de La Tour , où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause de son voisinage avec cette tour.
– Qui s’appelle?…
– La tour de l’Or… C’est le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d’Afrique.
– Peste! le coffre est de taille! À ce compte-là, je me contenterais d’un coffret! fit Pardaillan.
– Je me contenterais de moins encore! Vous pouvez le voir à ma mise, répondit l’inconnu en riant aussi.
– Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe la mise et que l’escarcelle soit vide… Je vois à votre air que vous possédez ce que votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors, fussent-ils de taille à exiger cent coffres pareils à cette tour.
– Diable! seigneur, fit l’inconnu d’un air narquois, qu’ai-je donc de si précieux, selon vous?
– Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à tour sur son front et sa poitrine.
L’inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu’il commençait à s’en faire. Il se contenta de murmurer, mais cette fois le chevalier l’entendit:
– Merveilleux! Tout comme don Quichotte!
Et arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement il dit:
– Seigneur, je m’appelle Miguel de Cervantès de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami.
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