– Là! fit Pardaillan, êtes-vous plus satisfait maintenant? Si je sais compter, c’est la cinquième fois que je vous désarme… Vous n’avez décidément pas de chance avec moi.
Bussi leva les poings au ciel, étouffa une imprécation et s’affaissa, terrassé par la rage et la honte.
C’en était fait de lui si Pardaillan – suprême humiliation et suprême générosité – ne l’avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, évanoui, sur la selle.
Sainte-Maline s’efforçait vainement de passer et de prendre la place de Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d’une voix basse et sifflante:
– Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas!
– Mort du diable! monsieur, êtes-vous fou?
– Ne bougez pas, vous dis-je… Cet homme est un démon! Si nous le laissons faire, il nous tuera les uns après les autres ou nous désarmera… Emmenez Bussi et retournez auprès de la princesse… Je l’ordonne en son nom… Allez, messieurs.
Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les ordinaires, et de son air le plus aimable:
– À qui le tour, messieurs?
Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissaient en grommelant à l’ordre du cardinal, et en jetant des regards furieux qui s’adressaient autant à Montalte qu’à Pardaillan, mettaient pied à terre, s’emparaient de Bussi, s’efforçaient de le faire revenir à lui…
Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pâle de rage contenue:
– Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais.
– Bah?… Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui êtes-vous?…
– Je suis le cardinal Montalte, dit l’autre en se redressant.
– Le neveu de cet excellent M. Peretti?… Il va bien, M. votre oncle? répondit Pardaillan avec son plus gracieux sourire.
– Je vous hais, monsieur…
– Vous l’avez déjà dit, monsieur, fit froidement le chevalier.
– Et je vous tuerai!
– Ah! ah! ceci, c’est autre chose!… Comment comptez-vous m’occire, monsieur?
– Je vous ai averti, monsieur, dit Montalte en grinçant. Nous nous retrouverons.
– Tout de suite, si vous voulez… Non? Eh bien, où vous voudrez, en ce cas, et quand vous voudrez.
Cependant les ordinaires s’éloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui, revenu à lui, pleurait sur sa défaite, sans écouter les consolations qu’ils lui prodiguaient, suivis d’assez loin par Montalte pensif.
– À vous revoir, messieurs! leur cria Pardaillan.
Et haussant les épaules, il reprit sa route en fredonnant un air de chasse du temps de Charles IX.
Il n’avait pas fait cinquante pas qu’il entendait un coup de feu. La balle venait s’aplatir à quelques toises de lui, sur le versant qu’il côtoyait.
Il leva vivement la tête. Montalte, seul, penché sur l’abîme, au-dessus de lui, tenait à la main le pistolet fumant qu’il venait de décharger. Le cardinal, voyant son coup manqué, sauta sur son cheval et, avec un geste de menace, se lança à la poursuite de ses compagnons.
Le cavalier, tout en poursuivant son chemin vers la plaine, songeait:
«Diable! s’il avait mieux calculé la portée, c’en était fait de M. l’ambassadeur et de sa mission.»
Et avec un froncement de sourcils:
– Bussi-Leclerc et les autres m’ont attaqué en gentilshommes, épée contre épée… Celui-là est d’Église… et il tente de m’assassiner… Celui-là est à surveiller de près! Il me hait, m’a-t-il dit, mais pourquoi?… Je ne le connais pas, moi…
Il réfléchit un moment, et, avec ce haussement d’épaules qui lui était familier:
– Ça, mordieu! je serai donc le même toute ma vie?… Mon pauvre père, s’il vivait encore, pourrait m’accabler des plus véhéments reproches, et à juste raison… bon! me voilà sorti des traquenards de cette montagne. Ici, du moins, on voit venir de loin.
Et il reprit le cours de ses réflexions:
– Eh quoi! libre de toute attaque, la conscience nette, ayant liquidé, dans le passé, toutes mes dettes – dettes de reconnaissance, dettes de haine – je pouvais contempler les événements en spectateur et me laisser vivre tranquille. Oui, morbleu! car après tout, que m’importent à moi les affaires et du roi Henri et du roi Philippe? et de M meFausta et du pape? et de l’Église et de la Réforme? et de je ne sais quoi encore?…
Il se retourna et aperçut, au loin, Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tête, et:
– Au lieu de cela, me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui ne me regarde pas!… Me voici, une fois de plus, jeté au milieu d’une partie où je n’avais que faire, et où ma présence vient tout brouiller… Et j’ai la sottise de m’ébahir que des gens que je ne connais pas me veulent la male-mort? Par Pilate! mais c’est précisément le contraire qui devrait m’étonner!… Sans compter que les choses ne font que commencer et qu’avant longtemps tout ce qu’il y a de frocards en Espagne – et Dieu sait s’il y en a! – sera déchaîné contre moi!
Il se retourna encore une fois et ne vit plus l’escorte de Fausta.
Il se secoua, et avec un sourire narquois:
– Bah! le vin est tiré!… Au surplus, j’en ai vu bien d’autres, et je ne suis pas manchot, Dieu merci!
En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une seule fois l’escorte de Fausta et sans aventure digne d’être notée.
Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l’endroit même où se dresse aujourd’hui le palais royal, s’élevait alors l’Alcazar, résidence du roi.
Pardaillan s’y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il se renseigna lui répondit:
– Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours déjà.
– Et où le roi se rend-il?
– Le roi se rend à Séville à la tête d’un corps d’armée castillan pour soumettre les hérétiques: juifs, musulmans et bohêmes.
– C’est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin.
L’officier castillan, charmé de cette approbation flatteuse, ajouta:
– Le roi a juré d’exterminer l’hérésie dans tout le royaume. Il faudra que juifs et Maures se convertissent, ou sinon…
– On les grillera en masse!… Vive Dieu! cela leur apprendra à vivre!… Comme je ne voudrais pour rien au monde manquer un spectacle aussi édifiant, souffrez, monsieur, que je vous quitte.
Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course à travers monts et plaines.
Passé Cordoue, après avoir traversé de véritables forêts d’orangers et d’oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, ville fortifiée, à quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l’armée royale occupée à dresser ses tentes.
Pardaillan demanda pourquoi l’armée s’arrêtait si près du but.
– C’est que, lui répondit-on, c’est aujourd’hui mardi.
– Mardi, fit Pardaillan, jour consacré à Mars… Favorable, par conséquent, à une entreprise guerrière, comme la vôtre.
– Jour néfaste, au contraire, seigneur. Chacun sait que toute entreprise commencée un mardi est vouée à un échec certain.
– Tiens! chez nous, en France, c’est le vendredi qui a la fâcheuse réputation de porter malheur!… Alors le roi va camper ici?
– Non pas, seigneur. Le roi est un prince valeureux, ennemi de toute superstition. Il a bravement continué et couchera ce soir à Séville.
– Alors, dit gravement Pardaillan, comme je suis aussi ennemi de toute superstition – à ma manière – je ferai comme votre valeureux souverain: je m’en irai bravement coucher à Séville.
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