– Il est temps de sortir, dit-il enfin. Eh! la belle enfant!
La servante se réveilla en sursaut et vint à l’appel.
– Dites-moi, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l’air avant de nous coucher dans la chambre hospitalière que vous nous offrez. Comment ferons-nous pour rentrer? Je dis: rentrer sans frapper, ni réveiller personne…
– Dame! mon digne gentilhomme, vous passerez par les écuries, que je laisserai ouvertes; et une fois dans la cour, vous n’aurez qu’à monter l’escalier de bois qui est à l’intérieur.
Pardaillan s’était sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d’un signe de tête, s’enveloppa de son manteau et, suivi de Charles, sortit par la porte de l’auberge qui, aussitôt, se referma derrière eux. Dans la rue, ou plutôt dans la ruelle étroite et tortueuse où ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s’arrêta dans un renfoncement.
– Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder à sortir.
– Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxième fois.
– Vous ne l’avez pas reconnu?… C’est le moine! C’est Jacques Clément! C’est l’homme qui, à l’auberge du Pressoir de fer, était assis près de nous et nous écoutait…
– L’homme qui a dit qu’il vous vengerait en se vengeant…
– Oui: de Catherine de Médicis!…
– Qu’il se vengerait en frappant la vieille reine au cœur!…
– C’est-à-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier. Qu’avez-vous à frissonner ainsi, monseigneur?
– – Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux.
– Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre père a été poussé au désespoir, à la folie, à la mort par trois êtres qui étaient: sa mère Catherine, son frère le duc d’Anjou, aujourd’hui roi de France, et enfin monseigneur le duc de Guise! Le hasard veut qu’un homme, un de ces êtres que la fatalité marque dès leur enfance, se trouve et qu’il vous épargne la besogne! Vous voulez, vous cherchez un terrible châtiment contre le roi?
En parlant ainsi, Pardaillan cherchait à étudier le visage de Charles.
– Oui, dit celui-ci. J’ai toujours pensé que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprévue de l’une de ces douleurs qu’il a semées sur la route de sa vie. Mais si cela dépend de moi, Pardaillan, Jacques Clément ne frappera pas le roi. Ce n’est pas cela que je voulais!…
– Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arrêterez le bras du moine?
– Je l’arrêterai, dit Charles sourdement.
Pardaillan hocha la tête, et, dans l’ombre, ses yeux brillèrent d’une malicieuse satisfaction.
– Allons! murmura-t-il, Guise n’est pas encore roi de France!
– Que voulez-vous dire? balbutia le duc d’Angoulême.
Pardaillan saisit le bras du jeune homme, qu’il serra fortement. D’un signe, il lui montra la porte de l’hôtel qui s’ouvrait à ce moment, livrant passage à un moine encapuchonné qui sortit, et lentement s’avançait vers eux.
– Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chrétienté dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient à nous. S’il passe, il marche au meurtre… demain, votre oncle Henri III est poignardé, demain le duc de Guise est roi… Monseigneur, voici la destinée qui passe! Un geste de vous, et la fortune du monde est changée… Mais je vous laisse faire et je regarde… Faites ou ne faites pas le geste!
Le moine arrivait à leur hauteur. Pardaillan se renfonça contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait… Charles d’Angoulême eut un long frémissement, puis, secouant tout à coup la tête comme pour rejeter des objections, il fit deux pas rapides, posa sa main sur l’épaule de l’homme et dit:
Hé là! sire moine, deux mots, s’il vous plaît!…
Pardaillan eut un rire silencieux et songea:
– Dormez en paix, roi de France! Le fils de Marie Touchet veille sur vous!…
Le moine s’était arrêté, avait relevé sa tête penchée, et avec cet étonnement dédaigneux de l’homme qui se sait protégé par les destins supérieurs et que rien ne peut empêcher d’arriver au but fatal, disait:
– Que me voulez-vous? Si vous en voulez à ma bourse, je vous préviens que je ne porte rien sur moi qui puisse tenter la cupidité du plus misérable truand. Si vous en voulez à ma vie, je vous préviens que vous vous attaquez à une chose qui n’est ni à moi, ni à vous, ni à personne.
– Je n’en veux ni à votre bourse ni à votre vie, dit le duc d’Angoulême. Je veux seulement vous prier de m’accorder quelques minutes d’entretien dans un lieu où nous puissions à l’aise moi vous dire et vous écouter ce que j’ai à vous communiquer.
– Passez donc au large, gronda le moine de ce ton de glaciale et sinistre solennité qui semblait naturel chez lui. Passez au large, car cette nuit je ne puis avoir d’entretien qu’avec Dieu!…
Pardaillan, à ce moment, s’avança rapidement devant le moine qui se mettait en marche, et de sa voix la plus joyeuse s’écria:
– Eh quoi! vous vous refusez donc à vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clément?
Le moine tressaillit; une joie profonde détendit ses traits d’ivoire et colora son front; son regard s’illumina; il tendit la main.
– Le chevalier de Pardaillan! fit-il d’une voix changée, humanisée par une sorte de tendresse.
Et monseigneur le duc d’Angoulême, dit Pardaillan.
– Deux victimes de la vieille Catherine et d’Hérode! Deux qui se réjouiront de voir couler le sang du dernier des Valois sur les dalles de la cathédrale! murmura Jacques Clément. Oui, parvenu au bout de ma route, je puis me reposer un instant parmi vous, car je renforcerai ma haine de vos deux haines…
– Venez donc, fit simplement le chevalier. Que diable, même en temps de procession, un verre de vin n’a jamais fait peur à un moine!
Jacques Clément fit signe qu’il acceptait l’invitation, et tous trois se dirigèrent vers la petite auberge close, aveugle et muette à cette heure. Mais comme l’avait promis la servante, il n’y eut qu’à pousser la porte des écuries voisines. Les écuries franchies, les trois hommes se trouvèrent dans la cour; un escalier de bois grimpait extérieurement le long du mur et aboutissait à un balcon. La porte de la chambre s’ouvrait sur ce balcon. Quelques instants plus tard, ils étaient assis autour d’une table qu’éclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d’un certain vin très estimé dans tout le pays et qui se récoltait sur les bords de la Loire, autour de Beaugency.
Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d’un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein: c’était un buveur d’eau… Cependant, ses yeux pâles étaient animés d’une espèce de cordialité rayonnante.
– Ce vin réchauffe le cœur, dit-il. Mais bien plus encore mon cœur se dilate près d’un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirai-je? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c’est à vous que je songeais. Peut-être ne s’est-il pas passé une journée sans que votre sourire que j’évoquais ne soit venu me consoler. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l’image d’une mère ni celle d’un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère, et je vous revoyais toujours tel que je vous vis jadis… Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi?
– Certes! fit Pardaillan ému et assombri de redescendre ainsi tout à coup dans son passé.
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