C’était toute une collection de haches. C’étaient des couteaux d’une certaine forme, larges et effilés comme des couteaux de boucher. C’étaient des masses de fer, hérissées de clous. C’étaient des paquets de corde accrochés en bon ordre. C’étaient enfin de bizarres instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela méthodiquement rangé, et d’ailleurs couvert d’une épaisse couche de poussière.
Pardaillan se sentait tressaillir, et un étrange malaise s’empara de lui. Sur une table, au milieu de cette pièce, quelques parchemins étaient demeurés.
À ce moment, ce murmure énorme et confus de la foule, qui ressemble si bien au grondement de la mer, se rapprocha de la maison solitaire, comme si, en effet, elle eût été battue par les flots d’une marée montante… Mais Pardaillan n’entendait rien… Le mystère de cette maison l’oppressait: il lui semblait qu’elle avait un secret à dire, et que sa pesante tristesse venait de ce secret… Il s’approcha de la table poussiéreuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s’entassaient l’un sur l’autre une trentaine de parchemins… Et ayant jeté les yeux sur celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu’il portait le sceau de la Grande-Prévôté.
Sous la poussière, il put déchiffrer les premiers mots… Et alors il recula, pris d’un frisson… La maison solitaire et triste venait de lui révéler son secret!… Ces parchemins, c’étaient des ordres d’exécution! Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c’étaient des instruments de supplice! Cette maison, c’était le logis du bourreau!
Comme il reculait, glacé, frémissant, n’ayant plus qu’une idée: sortir, se trouver au grand air, revoir le soleil, fuir l’horreur ambiante… comme il atteignait le vestibule, des coups violents ébranlèrent la porte d’entrée, et une voix, dehors dominant le tumulte, cria:
– Il est là, monseigneur! Nous le tenons!
Pardaillan reconnut la voix de Maurevert…
– Qu’on cerne cette maison! commanda une autre voix que le chevalier reconnut pour être celle de Guise.
Il jeta un regard d’angoisse sur la porte. Elle était solide, heureusement, bardée de fer à l’intérieur. Il comprit qu’il avait quelques minutes devant lui pour prendre une décision. D’un bond, il fut dans la pièce où il était entré d’abord, courut à la fenêtre, leva le châssis, et par une fente des lourds volets fermés, put voir ce qui se passait dehors:
Guise à cheval, au milieu d’une troupe de cavaliers. Devant la porte, une vingtaine de gens d’armes qui soulevaient un madrier pour s’en servir comme d’un bélier. Maurevert était là!… C’était lui qui dirigeait l’opération.
Près de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville. Derrière cette troupe de cavaliers, c’était la foule, qui ayant appris qu’on poursuivait quelqu’un, s’était rassurée, et sans savoir pourquoi, pour le plaisir de voir tuer sans doute, vociférait.
Ce fut dans les yeux de Pardaillan une rapide vision: le tableau entier entra dans son regard, et dans le même instant il recouvra son sang froid. Les cris de mort, le bruit des coups de madrier sur la porte, les craquements du chêne qui se fendait, la rumeur confuse et violente dont s’emplissait la Cité formaient une de ces formidables musiques auxquelles son oreille et son esprit étaient accoutumés.
Au loin, retentissaient des coups d’arquebuse et des cris perçants de femmes: simples incidents des multiples perquisitions qui avaient lieu dans l’île entière. À chaque instant, on amenait devant Guise des gens déchirés et sanglants…
– Monseigneur, ce doit être le sire de Pardaillan… nous l’avons trouvé sous un lit…
Guise secouait la tête, haussait les épaules, et l’homme était relâché, non sans force bourrades, pour lui apprendre que l’autorité ne perdait jamais ses droits, surtout quand elle se trompait. Mais le duc n’ordonnait pas d’interrompre les perquisitions, bien que le gîte de la bête traquée fut connu: la paye des soldats était fort en retard et il fallait bien les laisser se refaire un peu sur le bourgeois. Il y eut donc des logis dévastés, des hommes roués de coups, quelques morts et de nombreux blessés…
Pardaillan revint dans le vestibule au moment où un grand cri, dehors, saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte de haut en bas.
– Allons, murmura-t-il, c’est la fin! Je vais laisser ici mes os… Et quand je pense que ce Maurevert…
Il s’arrêta court, les poings crispés; une pâleur de désespoir s’étendit sur son visage…
Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une étroite pièce qui servait de cuisine à la servante du bourreau, dans le temps où maître Claude habitait ce logis. La cuisine s’ouvrait sur une cour entourée de hautes murailles. Mais contre le mur du fond se dressait une échelle.
Pardaillan monta. De la tête, il dépassa la crête du mur… Il vit alors qu’il dominait une infecte et étroite ruelle, un boyau qui se subdivisait en deux branchements dont l’un faisait communiquer la rue Calandre avec le Marché-Neuf, et dont l’autre, perpendiculaire à ce dernier, s’enfonçait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour aboutir à la Seine.
Pardaillan vit tout cela d’un coup d’œil. Mais il vit aussi qu’une douzaine de gens d’armes gardaient la ruelle. Alors il redescendit, rentra dans la maison du bourreau, et quelques instants après, reparut une hache à la main. Presque aussitôt il se trouva de nouveau en haut de l’échelle.
À ce moment dans la rue Calandre, une furieuse clameur s’éleva: la porte était défoncée; les troupes de Guise se ruaient dans la maison… mais Maurevert n’était pas entré!… Derrière lui, Pardaillan entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas précipités, les vociférations…
– Sus! Sus!… Pille!…
– Tue! Tue!… Au truand!…
– À mort! hurlait la foule en acclamant le duc de Guise.
Pardaillan s’assit sur le mur. Au même instant, il sauta…
– Place! rugit-il en tombant sur ses pieds.
Les gardes postés là, un instant stupéfaits, cherchèrent à se réunir, et déjà Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levée s’abattit encore toute rouge, il y eut des trépignements, des grognements, une trouée se fit, et pareil au sanglier qui avant de mourir fonce à travers la meute Pardaillan passa…
D’un bond il s’écarta, se rua en avant, et se retournant tout à coup, lança sa hache à toute volée… Trois hommes tombèrent, blessés ou morts…
– Alerte! alerte! vociféraient les gardes.
En un clin d’œil, les gens d’armes de la rue Calandre envahissaient la ruelle; du haut du mur de la maison de Claude, d’autres se lançaient… le boyau en quelques secondes fut rempli de gens qui se heurtaient, se pressaient, s’étouffaient…
– Il se sauve!… Arrête! Arrête!…
– Au truand! À la hart! À la mort!…
Pardaillan s’était élancé d’un bon pas. Il avait mis l’épée à la main, et marchait droit devant lui, sans tourner la tête…
De deux ou trois maisons, dans ce parcours, des gens sortirent pour lui barrer la route. Mais sans doute cet homme dut leur paraître terrible; sans doute sa physionomie hérissée, flamboyante les épouvanta… car les uns rentrèrent précipitamment dans leurs trous, et les autres, n’en ayant pas le temps, se collaient au mur en gémissant:
– Grâce, monsieur le truand!
Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante, Pardaillan déboucha tout à coup sur le derrière de Notre-Dame. La meute était sur ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque; il se disait:
«Si je fais un faux pas, si je m’arrête, si je me retourne, je suis mort!»
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