– Dites-vous vrai? s’écria Bussi qui se releva, haletant, vaincu peut-être par la générosité de son adversaire.
– Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une chose aussi sérieuse qu’une passe d’armes d’où la vie d’un homme peut dépendre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manières… vous en savez une déjà.
– Par tous les diables, s’écria Bussi, vous êtes un honnête homme, monsieur; et c’est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec nous. Votre main, s’il vous plaît?
Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte d’admiration mêlée d’effroi.
– Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant.
– Non! Et même, si vous le permettez, je me déclare votre ami. Mais vous me promettez…
– De vous enseigner ces quelques bottes: c’est entendu, je les tiens de mon père qui, sans avoir votre réputation, n’en avait pas moins appris le fin du métier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai à Paris…
Là-dessus, Pardaillan salua et s’éloigna à grands pas en remontant le cours de la Loire, laissant Bussi-Leclerc contempler d’un air chagrin le cadavre de son compagnon Maineville.
– À Maurevert, maintenant! murmura Pardaillan dont le visage s’assombrit.
Et il hâta le pas vers la masure dans laquelle il avait laissé Maurevert sous la garde de Jacques Clément. Comme il n’était plus qu’à deux ou trois cents pas de la masure, il vit un homme, qui, dehors, sur le pas de la porte, allait et venait avec agitation. Bientôt, il reconnut que cet homme, c’était Jacques Clément. Le cœur de Pardaillan se mit à battre. Il prit le pas de course et rejoignit Jacques Clément qui, à son approche, fit un signe de désespoir.
– Maurevert! hurla Pardaillan.
– Échappé! répondit Jacques Clément.
– Malédiction!…
Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu’elle était vide. Il ressortit, et vit que l’un des deux chevaux qui étaient attachés à la haie n’y était plus!… Une effrayante expression de colère désespérée – peut-être le premier mouvement de colère qu’il eût eu de sa vie – bouleversa son visage. Puis, peu à peu, il reprit son calme ordinaire…
– Quel malheur! fit Jacques Clément. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai jamais!…
– C’est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment a-t-il pu arriver?…
– C’est d’une terrible simplicité, dit Jacques Clément… Je m’étais assis devant le misérable, mon poignard à la main. Vous savez qu’il avait les pieds liés, mais les mains libres… J’attendais… À force d’attendre… et puis la physionomie livide de cet homme finissait par me faire mal… à force d’attendre, donc, j’ai voulu voir si vous arriviez. Je tenais mon poignard à la main. Je le déposai machinalement sur cette table… Je me levai, j’allai jusqu’à la porte… à peine y restai-je quelques instants… mais ces instants lui ont suffi, à lui!…
– Oui, fit Pardaillan, j’aurais dû prévoir qu’un homme qui veut se sauver guette avec plus d’ardeur et de patience que l’homme qui garde… Il a pris le poignard et a coupé ses liens, n’est-ce pas?…
– Oui!… Au moment où je me retournais pour rentrer, j’ai reçu sur la tête un coup violent, et une poussée plus violente encore m’a envoyé rouler dans la poussière… Quand je me suis relevé, j’ai vu Maurevert qui sautait sur l’un des chevaux et partait ventre à terre…
– C’est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble à Paris, retournez-y seul. Je vous y reverrai.
– Vous courez à sa poursuite?
– Parbleu!… fit Pardaillan en détachant et en enfourchant le cheval restant; quelle direction a-t-il prise?
– Il s’est élancé vers Beaugency… Où vous retrouverai-je?…
– Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu! Je ne m’arrête pas tant que je ne l’aurai pas rejoint…
– Un dernier mot, fit Jacques Clément, dont la sombre figure s’illumina d’un éclair. Suis-je libre maintenant?…
– Libre de quoi?…
– De tuer Valois!…
Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura:
– Accomplissez donc votre destinée, puisqu’il le faut!… Jacques Clément serra convulsivement la main que lui tendait le chevalier, puis, d’un pas rapide, prit le chemin de Blois. Pardaillan poussa un soupir, le regarda s’éloigner pendant quelques minutes, puis, se tournant vers le point de l’horizon que lui avait montré Jacques Clément, piqua des deux et se lança dans un galop effréné.
À deux lieues de là, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette attelée de deux bœufs. Pardaillan s’arrêta et interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra à cent pas en avant une route qui s’éloignait perpendiculairement de la Loire.
– J’ai rencontré le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il.
– Et cette route?…
– Elle s’enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne à droite, et conduit à Tours…
Pardaillan jeta une pièce d’argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui être signalée et reprit son allure de galop furieux.
La manœuvre de Maurevert était facile à comprendre: il s’était élancé comme pour gagner Orléans, et, persuadé qu’on le poursuivrait, il avait, par un mouvement tournant, pris une direction opposée. Bientôt, pourtant, le chevalier dut modérer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu’il atteignit le croisement des routes qui lui avait été signalé par le paysan, la pauvre bête était déjà bien fatiguée par un temps de galop d’environ six lieues.
Pardaillan mit donc pied à terre devant une misérable auberge qui, placée au carrefour, s’appelait l’auberge des Quatre-Chemins. L’aubergiste, interrogé, prit un air très étonné et répondit hardiment qu’il n’avait vu passer aucun cavalier.
Pardaillan frissonna. Ainsi donc Maurevert lui échappait encore et cette fois, sans doute, pour toujours!…
Le chevalier sentit une sorte d’accablement s’emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s’étant occupé de faire donner des soins à son cheval, s’assit près du feu et commanda qu’on lui servît à manger. La nuit venait, le temps était triste. Pardaillan résolut de passer la nuit dans cette auberge… Tout en mangeant, il examinait du coin de l’œil l’aubergiste, et se disait:
«Quelle figure de truand est-ce là?…»
En effet, l’homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garçons dans l’auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne et où ne devaient guère s’arrêter que les rares rouliers faisant le service d’Orléans à Tours. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensée d’aller coucher ailleurs. L’auberge avait décidément les allures d’un coupe-gorge. Pardaillan, d’ailleurs, s’inquiétait assez peu de ce détail. Lorsqu’il eut fini de manger, il s’accouda à la table, les bottes au feu. L’aubergiste plaça sur la table une chandelle fumeuse, et se retira.
Pardaillan vit qu’il était seul. Il était las. Sa pensée si vivante d’ordinaire, et si méthodique, devenait lourde. Peu à peu, il s’assoupissait. Et comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout à coup, tomba sur un fragment de miroir accroché devant lui, un peu au-dessus de sa tête.
Ce miroir réfléchissait la salle vaguement éclairée par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s’entrouvrir doucement la porte du fond de la salle. C’était vague, imprécis; mais c’était assez pour éveiller l’attention de Pardaillan, qui, à demi endormi, regardait comme on regarde dans les rêves.
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