Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais si Croasse ne brillait pas en général par l’imagination, à cette minute cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents: il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu’il n’y eût personne. De toute évidence, on l’avait vu, et la troupe entière, changeant de destination et de tactique, se préparait à donner l’assaut à la chapelle.
Croasse chercha, éperdu, un trou de souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l’obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges, qui dès lors devinrent des ennemis; la chapelle avait été envahie, toute une armée aux trousses du seul Croasse… Il sentit son épouvante se décupler, et cette épouvante dépassant les limites, il devint brave, empoigna une chaise et se défendit. Alors ce fut une bataille extravagante du gigantesque Croasse contre des ennemis absents. La chaise au bout de ses longs bras faisait de terribles moulinets.
– Encore un par terre! hurlait-il. Lâches! Cent contre un!… Vlan! un autre qui tombe! À moi! Au secours!… Grâce, messieurs! au meurtre, au truand!…
Croasse, dans cette lutte fantastique contre rien, reculait. Soudain, il tomba tout de son long; au même instant, une décharge d’arquebuses éclata au loin. Le bruit de l’arquebusade lointaine continua à surexciter sa terreur; il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s’arc-bouta à cet anneau comme un noyé s’accroche au fétu de bois. Or, à force de s’arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur, Croasse constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l’anneau se soulevait.
Alors, avec la force de la panique, il acheva de soulever cette dalle; un trou béait; toujours convaincu qu’il avait des légions à ses trousses, affolé par le bruit de l’arquebusade, Croasse s’engouffra dans ce trou; jamais lièvre ne se terra avec autant de précipitation; ses pieds touchèrent les marches d’un escalier de pierre et, sans même songer à replacer la dalle pour protéger sa fuite, il descendit en hurlant ses appels et ses cris de miséricorde.
Une sorte de long boyau s’ouvrait devant lui. Il se précipita. L’obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain? Savait-il seulement qu’il se trouvait dans un souterrain?… Croasse courut à perdre haleine et le bruit de ses pas répercutés lui prouva que les ennemis acharnés continuaient à le poursuivre. Soudain son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d’avoir reçu sur le crâne un coup de masse d’armes. Il tomba et, s’abandonnant à son triste sort, s’évanouit…
Pendant cette mémorable bataille de Croasse dans la chapelle, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu’en arrivant au moulin qu’il s’aperçut de la disparition de son compagnon.
– Le lâche a fui! Ah! Croasse, tu nous déshonores!…
Et comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s’était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.
– Je fusse bien resté près de lui pour le soutenir, ajouta-t-il, mais il fallait vous prévenir de l’arrivée de l’ennemi.
Pardaillan fut convaincu que Picouic avait eu peur et que Croasse était pétri de bravoure. Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout son monde dans la grande salle: c’est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d’Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s’étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.
M. Peretti suivait de l’œil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur le visage du vieillard. La nouvelle de l’approche de cette bande armée signalée par Picouic l’avait fait pâlir. Mais cette pâleur n’était nullement provoquée par la frayeur.
Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.
«Ce jeune homme est-il un traître? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise?… Je vais le savoir dans un instant… Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet inconnu… Si c’est un traître, mes millions sont à Guise… Guise est roi… et moi… prisonnier, peut-être!… Quelle aventure! En quels temps vivons-nous, Seigneur!… Par le sang du Christ, nous verrons bien!… Le vieux gardeur de pourceaux a plus d’un tour dans son sac!…»
Pensif, il alla s’accouder contre les vitraux de la fenêtre, et assombri par ses soupçons, examina dans la nuit les dispositions prises par le chevalier de Pardaillan. Toutes les lumières avaient été éteintes…
– Dans un instant, je saurai! murmura M. Peretti. Voyons… si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je… Je lui dirai…
Une violente détonation éclata soudain, l’éclair de la décharge illumina la nuit, et dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants…
– Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte… Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.
M. Peretti entendit ces mots, et son visage s’éclaira d’un rapide sourire, comme la nuit s’était éclairée de la décharge des arquebuses et des pistolets.
– Ce n’est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément M. de Guise n’aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi!… Que n’est-il ici, au lieu d’être à La Rochelle?…
Il ouvrit vivement la porte et appela le chevalier d’une voix caressante.
– Ne craignez rien, dit Pardaillan en s’approchant.
– Je n’ai pas peur, monsieur. Mais vous venez de dire que sans doute, il n’y aurait pas de nouvelle attaque avant une demi-heure?
– Avant une heure, peut-être! Eh bien?…
– Eh bien, mon cher monsieur, le moment est venu de suivre l’excellent conseil que vous m’avez donné dans la journée… c’est-à-dire de faire filer mes trente mulets. Seulement… je crains… je redoute…
– Oui, vous craignez que M. de Guise, en trouvant le moulin vide, ne lance une bonne compagnie de cavaliers dont les chevaux auront vite fait de rattraper vos mulets…
– C’est cela même, mon noble ami… Vous me permettez, n’est-ce pas, de vous appeler ainsi? Car vous venez de me rendre un service, voyez-vous… c’est que j’étais responsable, moi! Et devant qui? Devant notre Saint-Père lui-même!… Mais Sa Sainteté saura tout ce qu’elle doit au chevalier de Pardaillan!… Mais me voilà bien embarrassé! si on me poursuit… il faudrait… ah! mon digne et vaillant défenseur… il faudrait…
– Il faudrait, dit Pardaillan, que la troupe du duc soit arrêtée devant le moulin jusqu’au jour pour vous permettre de prendre de l’avance…
– Je n’ai jamais vu personne d’aussi intelligent que vous, dit M. Peretti avec l’accent de la plus vive admiration.
– C’est que je suis un vieux routier habitué à toutes les malices, dit Pardaillan avec un sourire. Eh bien, partez donc. Je me charge d’arrêter l’ennemi jusqu’à demain matin.
– Quoi! vous consentez! s’écria M. Peretti, cette fois avec une émotion sincère.
– Je vous ai dit que je voulais jouer un bon tour à M. de Guise.
– Quoi! à vous seul, vous arrêterez cette bande bien armée!… Car je vous préviens que le meunier de céans et ses aides devront m’accompagner…
– Je m’en doute, car tous ces messieurs ressemblent à des meuniers comme je ressemble au pape.
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