Que s’était-il donc passé d’effroyable? Quelle catastrophe s’était abattue sur cet esprit violent et le paralysait? Tout simplement, Guise avait lu la lettre de la princesse Fausta, que le cardinal Farnèse lui remettait. Tout simplement, cette lettre contenait ces lignes:
«Le comte de Loignes n’est pas de ceux qui sont sortis de Paris à la suite d’Hérodes. La duchesse de Guise, que vous croyez sur la route de Lorraine et que vous avez conduite vous-même, il y a deux jours, jusqu’à Lagny, vient de rentrer dans Paris. Quelqu’un vous attend en votre hôtel pour vous expliquer ce double événement.»
Le soir de ce jour, sous la sérénité pâle du crépuscule, Paris gardait encore de profonds tressaillements. L’échauffourée du matin en place de Grève semblait se prolonger par des grondements qui parfois se répercutaient, on ne savait pourquoi; des groupes de bourgeois cuirassés, casqués, la pique, la hallebarde ou l’arquebuse aux poings, s’entretenaient aux carrefours; des patrouilles d’hommes d’armes passaient lourdement; par moment, quelque seigneur suivi de son escorte de cavaliers trottait au long des chaussées. Bourgeois, soldats, seigneurs avaient la croix blanche de la Ligue sur la poitrine ou bien, autour du cou, le chapelet signal de ralliement; car on venait de fonder la confrérie du Chapelet et tout Paris en était; malheur à ceux qui ne portaient aucun de ces deux signes.
Il ne faisait plus jour, pas encore nuit; peu à peu les bruits s’éteignaient, et du ciel, mêlées aux dernières clartés tombaient les premières ombres qui allaient envelopper la silhouette capricieuse et tourmentée du vieux Paris, ses toits aigus, ses ruelles étroites et tortueuses, ses hérissements de tourelles, de cloches et de girouettes, ce grand lac de tuiles verdies par les mousses, parsemé de ces îlots formidables, sombres et menaçants qui s’appelaient le Temple, le Louvre, le Grand Châtelet, la Bastille…
Ce fut à cette heure indécise que quatre hommes portant une civière s’approchèrent de la voiture de Belgodère demeurée sur la place de Grève. Sur la civière, il y avait un cercueil vide.
Dans la roulotte, une torche de résine était allumée; ses lueurs fuligineuses jetaient de vagues reflets rouges sur le corps de la Simonne étendue toute raide sur sa couchette et, se jouant parmi les fleurs épandues, allaient lécher de leurs rapides et funèbres caresses le visage livide de la morte. Près de la torche, Violetta agenouillée, affaissée, les yeux fixés sur la figure aimée de celle qu’elle appelait sa mère; parfois sa main, doucement, arrangeait les fleurs ou les cheveux, ou bien touchait le front glacé, comme d’un furtif baiser; elle ne pleurait pas, n’ayant plus de larmes…
L’ombre, lentement, grimpait aux coins de la roulotte. Dans cette ombre, au fond, Saïzuma la bohémienne, assise, immobile, muette statue de l’indifférence, loin, bien loin de ces choses, perdue dans le chaos de ses douleurs obscures. Près d’elle debout, les bras croisés, la lèvre crispée par la haine satisfaite, l’œil rivé sur Violetta, avec d’étranges et brusques lueurs rouges, Belgodère guettait…
Les quatre hommes entrèrent et déposèrent le cercueil au long de la morte.
– Voilà! fit l’un; nous venons enlever cette hérétique de bohème…
– Bien entendu, ajouta un autre, il n’y a pas de prêtre; la défunte s’en est passée pendant sa vie: elle s’en passera pour sa dernière promenade.
Belgodère approuva d’un signe de tête et dit simplement:
– Hâtons-nous…
– Oh! ricana un porteur, vous êtes pressé, mon compère! Il paraît que vous ne voulez pas faire attendre messire Satan!… Allons, la belle enfant, gare!…
Violetta, secouée d’un long frisson, s’était jetée sur la Simonne, et doucement, à mots imperceptibles, brisés de sanglots, lui parlait, lui disait l’éternel adieu… Rudement, Belgodère l’arracha à la funèbre étreinte: Violetta se releva, recula, les mains sur les paupières, le cœur défaillant, balbutiant encore:
– Adieu, maman… ma pauvre maman Simonne… adieu pour toujours…
Lorsqu’elle osa regarder, la Simonne était dans le cercueil!… Alors l’enfant eut un grand cri. Sa douleur jaillit, fusa, éclata… Elle retomba à genoux, toute palpitante, les lèvres tremblantes, et se mit, à pleines brassées, à entasser des roses dans la bière. L’instant d’après, ce fut fini! Le couvercle était jeté sur la morte. La Simonne avait disparu à jamais. Et le secret que son agonie avait voulu crier, le secret de la naissance de Violetta était cloué avec elle dans la bière!…
D’eux-mêmes, les porteurs placèrent le reste des fleurs sur le cercueil. Ils le descendirent… le déposèrent sur la civière. Et déjà, ils se mettaient en route.
– Viens, dit alors Belgodère d’une voix étrange.
Violetta jeta sur lui des yeux égarés par le désespoir de cette minute affreuse.
– Viens donc! reprit le bohémien avec un sourire effrayant. Tu ne veux pas laisser ta mère s’en aller toute seule!… Allons, je te permets de l’accompagner…
Ce fut presque un cri de joie qui râla dans la gorge de la jeune fille. Pour la première fois depuis de longues années, elle leva sur Belgodère un regard où il y avait une aube de reconnaissance étonnée…
– Je ne suis pas aussi mauvais diable que tu le penses! grommela le bohémien en haussant les épaules.
Violetta s’élança…
Accompagner sa mère jusqu’au cimetière! Pour cette pauvre enfant, c’était une consolation… triste consolation! Et les patrouilles qui sillonnaient Paris purent voir avec un frisson d’étonnement et de pitié ce pauvre cercueil fleuri comme un cercueil de princesse, qui s’en allait par les rues déjà obscures, suivi seulement par une jeune fille qui marchait en pleurant…
Belgodère avait quitté la roulotte en disant à ses deux hercules assis sur les marches:
– Ramenez la voiture à l’auberge. Peut-être ne rentrerai-je pas cette nuit… Et quant à Violetta, ajouta-t-il plus sourdement, elle ne rentrera jamais!…
Il s’éloigna alors à grandes enjambées, et d’assez loin, sombre, oblique, rasant les murs, se mit à suivre Violetta qu’il couvait de son œil luisant, comme la bête de proie suit sa victime à la piste, sans bruit, dans la nuit des grands bois solitaires.
* * * * *
Au moment où Violetta se mit en marche derrière la lugubre civière, un homme abrité sous l’auvent d’une maison de la place, la tête couverte d’une cape noire qui retombait sur son visage, à demi penché, palpitant, la suivit d’un morne regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu.
– La victime est en route, murmura-t-il alors. Il me reste à prévenir le sacrificateur! Effroyable besogne!… Pauvre infortunée! Le hideux bohémien te mène… et là-bas, t’attend Fausta, l’implacable Fausta!…
Cet homme frissonna comme s’il eût fait grand froid. Alors il quitta le recoin d’où il avait guetté le départ de Belgodère et de Violetta, se dirigea vers le pont de Notre-Dame qu’il franchit, et pénétra dans le dédale de la Cité.
* * * * *
Entre la cathédrale, formidable de son silence, et le Palais d’où sortaient les sourdes rumeurs du Parlement assemblé en séance de nuit, vers le milieu de la rue Calandre, dans un terrain vague en bordure du Marché Neuf achevé depuis deux mois, s’élevait une maison basse, honteuse, un logis écarté, en quarantaine parmi les logis voisins.
Le jour, les hommes s’écartaient de cette demeure en grondant une imprécation. Les femmes qui passaient par là pâlissaient et faisaient un signe de croix. En ce logis, dans une pièce froide, aux meubles sévères, aux murailles nues qui s’ornaient seulement d’une grande croix d’ébène, une sorte de colosse pensif était assis dans un large fauteuil, le coude sur une table servie, le front dans la main, tandis qu’une vieille servante allait et venait à pas furtifs.
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