Des coups d’arquebuse éclataient; des groupes de bourgeois armés de piques se lançaient sur la troupe de Crillon… mais la fanfare, la marche royale couvrait tous les bruits, et la voix de Pardaillan retentissait:
– En avant! En avant!…
– Mes hommes d’armes! Mes ligueurs! balbutiait Guise ivre de rage et de honte, chancelant de fureur…
Les hommes d’armes de la Ligue étaient disséminés aux quatre coins de Paris et n’apparaissaient pas encore! Maintenant, devant la troupe de Crillon, devant ce long serpent hérissé de fer, devant ces blessés qui s’avançaient d’un pas pesant et régulier, la hallebarde croisée, les multitudes de bourgeois s’ouvraient, fuyaient, les uns courant s’armer, les autres déchargeant leurs pistolets au hasard de l’affolement…
Pardaillan avait remis sa rapière au fourreau. Il marchait en tête, d’un pas rude, et criait:
– Place au roi! Place au roi!…
Et il y avait une telle ironie dans ce cri que ceux qui l’entendaient ne savaient de quel roi le chevalier voulait parler, ni si c’était vraiment pour le service d’un roi que flamboyait le regard de cet homme! En quelques minutes, les hommes d’armes de Crillon furent hors la Grève, et déjà, par les quais, ils marchaient droit à la Porte-Neuve, tandis que le tumulte grandissait, que les profondeurs de la ville mugissaient, et qu’il y avait dans l’air comme un formidable frisson de bataille et d’assaut.
* * * * *
À ce moment, mille ligueurs, commandés par Bussi-Leclerc, armés d’arquebuses toutes chargées et prêtes à faire feu, débouchèrent au pas de course sur la place de Grève, venant de la Bastille.
– Enfin! enfin! rugit le duc de Guise avec un indescriptible accent de joie sauvage.
Il allait s’élancer vers Bussi-Leclerc; une main, tout à coup, se posa sur son bras.
– Que voulez-vous? gronda-t-il d’une voix rauque à celui qui venait d’arrêter son élan – un gentilhomme vêtu de velours noir qui, silencieux et sinistrement paisible dans toute cette rumeur, semblait un roc sévère autour duquel roule et gronde la mer furieuse.
– Lisez ceci, monseigneur duc, dit le gentilhomme qui tendit un pli fermé.
– Hé, monsieur! vociféra Guise. Tout à l’heure… demain!
– Demain, il sera trop tard! dit l’homme vêtu de noir. Cette lettre est de la princesse Fausta!…
Le duc qui s’élançait s’arrêta court, avec un profond tressaillement. Il saisit la lettre, d’un geste où il y avait comme du respect et une sourde terreur… Il brisa le cachet… Et il lut!… L’effet de cette lecture fut foudroyant. Le duc chancela… Son visage devint couleur de cendres. Ses yeux prirent une expression égarée. Un rauque soupir déchira sa gorge, et du revers de la main, il essuya son front couvert d’une sueur froide.
– Vos ordres, monseigneur! cria Bussi-Leclerc en s’arrêtant devant lui.
– Mes ordres! balbutia le duc dont les mains convulsives froissaient la lettre terrible.
Il jeta sur tout ce qui l’entourait un regard où luisait une folie de désespoir et peut-être de meurtre; puis, d’une voix basse, pareille à un gémissement:
– À l’hôtel, messieurs! Suivez-moi à l’hôtel de Guise!…
Et il s’élança d’un pas chancelant, suivi de ses gentilshommes stupéfaits, oubliant Bussi-Leclerc et ses mille ligueurs, oubliant Crillon, oubliant Pardaillan et le duc d’Angoulême, oubliant tout au monde, jusqu’à Belgodère à qui il voulait faire transmettre ses instructions, jusqu’à sa passion, jusqu’à Violetta!
* * * * *
Pardaillan avait continué sa marche foudroyante, entraînant Crillon et ses hommes d’armes. À travers des foules de ligueurs hurlants, mais qui, sans chefs, sans armes, n’osaient attaquer, la troupe de Crillon atteignit la Porte Neuve au moment où, des deux Châtelets, du Temple, de l’Arsenal, s’élançaient en courant vers la Grève les compagnies prévenues… La porte fut franchie… et lorsque les dernières gardes-françaises furent de l’autre côté du pont-levis, il y eut dans les masses profondes des bourgeois de longs cris de rage impuissante. Alors Crillon se jeta dans les bras de Pardaillan.
– Mon surnom de Brave n’est plus à moi, dit-il: il vous appartient!
– Partez vite, si vous m’en croyez, fit le chevalier, nous échangerons les salamalecs de rigueur un jour qu’il fera moins chaud…
– Oui! mais de quel côté me diriger?… J’ignore où est le roi!…
– Je l’ai vu hier fuyant et fort pâle… un triste sire, entre nous, monsieur de Crillon! Quoi qu’il en soit, il prit la route de Chartres…
– Venez avec moi, monsieur, s’écria Crillon en admirant l’étincelante et fine physionomie de son sauveur; le roi vous fera colonel!
– Eh! monsieur! fit tranquillement Pardaillan, je suis déjà maréchal moi-même, et c’est énorme. Pourquoi me faire colonel des autres?
Crillon secoua sa crinière:
– Je ne vous comprends pas, dit-il; n’importe, vous êtes un rude compagnon. Mort de ma vie! Le roi, s’il avait dix serviteurs taillés sur votre modèle, serait demain sur son trône!… Allons, adieu!… Votre main?
– La voici!
– Votre nom?…
– Chevalier de Pardaillan! Adieu, monsieur de Crillon. Dites au roi qu’il ne m’oublie pas dans ses prières à sa prochaine procession!
Le brave Crillon, ébahi, ne sachant si le chevalier avait parlé sérieusement, se tourna vers ses troupes, commanda: «En avant!» et se mit en route en saluant une dernière fois de son épée cet homme dont l’intrépidité l’avait émerveillé et dont chaque parole le stupéfiait comme une énigme d’ironie.
Pardaillan prit le duc d’Angoulême par le bras, et simplement, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé:
– Rentrons par la porte Montmartre et allons nous reposer en vidant un broc de Suresnes à la Devinière , chez cette bonne Dame Huguette Grégoire… une vieille connaissance à moi! Le vin de la Devinière , monseigneur, a pour moi un grand charme: c’est que mon père l’aimait… Et quant à Huguette… elle m’aime!… Et cela me rappelle les temps radieux d’espérance ou j’aimais… moi aussi!…
Sur ces mots prononcés avec une mélancolie poignante qui ne lui était pas habituelle, Pardaillan entraîna Charles d’Angoulême tout étonné de surprendre dans le clair regard de son compagnon quelque chose comme une buée vite évaporée au soleil.
Laissons Pardaillan et Charles d’Angoulême rentrer dans Paris et revenons un instant au duc de Guise qui venait de s’élancer vers son hôtel, laissant Bussi-Leclerc, sans ordres, tout stupéfait au milieu de la place de Grève.
Sous ses allures de magnifique gentilhomme, sous l’ambition effrénée qui surchauffait son cerveau, sous cette passion même qui le brûlait pour une pauvre petite fille de bohème, Henri de Lorraine, duc de Guise, roi de Paris par la force, presque roi de France par l’immense désir de la Ligue – vaste œuvre qui avait étendu ses tentacules sur tout le royaume – cet homme, donc, sous des dehors de prospérité inouïe, poussé ou plutôt conduit par la main de la Fortune, prêt à monter sur le trône, cet homme qui faisait trembler des rois portait au cœur un mal terrible, un ulcère rongeur, qui, peut-être, fut un obstacle décisif à sa volonté d’entreprises politiques: la jalousie!
Guise faillit à sa propre fortune. L’Histoire, qui s’arrête aux gestes extérieurs, montre un étonnement naïf de ses hésitations; elle constate avec stupeur ses brusques arrêts, ses reculs inconcevables… Sur la place de Grève, au lieu de se mettre à la tête des mille ligueurs que lui amène Bussi-Leclerc, il tremble, il abandonne la foule qui l’acclame, se retire, se sauve presque en son hôtel, et laisse sortir de Paris les trois mille hommes de Crillon qui allaient être le premier noyau de l’armée avec laquelle Henri III devait assiéger Paris!
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