Et il ajouta:
– Ce ne sera pas long; le pont-levis vient d’être baissé pour quelqu’un, et on n’a pas eu le temps encore de le relever.
Belgodère ne fit pas attention à ces paroles. Dès que la porte lui eut été ouverte, il se précipita au dehors, franchit le pont et s’élança vers l’abbaye. Tout en montant au pas de course, il ruminait:
– Comment vais-je lui apprendre la chose? Elle croit qu’elle s’appelle Jeanne Fourcaud. Pas du tout. Elle s’appelle Stella. C’est ma fille. Me croira-t-elle seulement? Pourvu qu’elle me croie!… Bah! Elle me croira… Ce serait fameux, par exemple, que je n’arrive pas à lui prouver que je suis son père!…
Telles étaient les pensées du bohémien, ce qui prouve une fois de plus que chez les êtres les plus pervers en apparence, la nature a laissé son indélébile empreinte.
– Elle me croira, c’est sûr! continua Belgodère. Et puis, que ferons-nous?… Nous partirons. Claude, assommé, râle quelque part, à moins qu’il ne soit mort… S’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux. Je n’ai plus rien à faire à Paris, moi. Alors, c’est bien simple. J’emmène ma fille, ma petite Stella…
Il riait nerveusement en grommelant ainsi, et il avait une effrayante figure.
Il atteignit l’abbaye et trouva plus expéditif de passer par la brèche. Là, il s’arrêta, tout pâle. Ce sacripant tremblait à l’idée de revoir son enfant.
– Que je me repose un peu, gronda-t-il comme pour s’excuser de sa propre faiblesse. Si je lui apparaissais ainsi tout hors de moi, je serais capable de l’effrayer. Effrayer Stella, moi!
Il se mit enfin en marche vers l’enclos, et quand il n’en fut plus qu’à cent pas, il vit que la porte en planches était ouverte. Belgodère fronça les sourcils, mais aussitôt il songea:
– C’est moi qui l’aurai laissée ouverte cette nuit…
Il se mit à courir, et quand il fut dans l’enclos, une sueur froide pointa à ses cheveux: non seulement la porte de la palissade était ouverte, mais celle du pavillon l’était également.
– Qu’est-ce que cela veut dire?…
D’un bond, il fut dans le logis, et alors un rugissement gronda dans sa poitrine; une troisième porte ouverte béait devant lui, et c’était celle de la pièce où il avait enfermé Jeanne Fourcaud… sa fille!
– Stella! hurla-t-il, oubliant que même si sa fille eût été là, elle n’eût pas répondu à ce nom qu’elle ne connaissait pas.
Il se rua dans la pièce qui avait servi de prison à Violetta, puis à Stella. Elle était vide…
– Stella! Stella! rugit-il. C’est moi! C’est ton père! N’aie pas peur! Où es-tu?…
Il se mit à courir comme un insensé, appelant, sanglotant et mêlant ses appels de tendresse de jurons terribles. Quand il fut bien sûr que Stella n’était plus ni dans le pavillon ni dans l’enclos, il courut au monastère, monta l’escalier en bousculant un homme qui à ce moment le redescendait, et frappa violemment à la porte de l’abbesse.
– Stella! où est Stella? gronda-t-il lorsqu’il se trouva en présence de M mede Beauvilliers.
– Stella! fit Claudine d’un ton de surprise.
– Je veux dire la prisonnière. Voyons, où est-elle?
– Ne l’avez-vous pas emmenée? conduite à la Bastille?
– Je ne parle pas de Violetta. Je veux dire celle que j’ai ramenée…
– Ah! vous aviez donc ramené une autre prisonnière?
Belgodère saisit sa rude chevelure à deux mains. Il se rappelait maintenant qu’il n’avait prévenu personne. À mots entrecoupés, il fit le récit de ce qui s’était passé pendant la nuit, et comment ayant conduit Violetta à la Bastille, il avait ramené Jeanne Fourcaud.
– Vous disiez qu’elle s’appelle Stella? observa Claudine.
– C’est la même chose. Ou plutôt, Stella, c’est son vrai nom…
– Vous avez eu tort de ne pas m’informer, dit Claudine de Beauvilliers. Si la princesse demande compte de cette nouvelle prisonnière, c’est vous seul qui en êtes responsable. Je conçois votre émotion…
– Ah! vous ne savez pas; vous ne pouvez savoir…
Belgodère éclata en sanglots.
– Elle aura trouvé moyen d’ouvrir les portes, reprit l’abbesse, et se sera sauvée.
Mais déjà Belgodère n’écoutait plus. Il secoua la tête, et s’élançant au dehors, il retourna à l’enclos. Là, il s’assit sur une pierre, la tête entre les mains. Alors il roula dans son esprit des pensées de détresse et de désespoir qu’il entremêlait de jurons et d’imprécations.
– C’eût été trop beau!… Je me disais bien, aussi… Est-ce qu’un homme comme moi est fait pour être heureux et pour vivre avec des pensées de douceur! Une fille, à moi! Stella vivante! Stella rendue à mon amour paternel! C’était trop beau pour le bohémien! Des meurtres, des coups de dague, des pensées tortueuses et funèbres, oui! Voilà mon affaire, à moi!…
Une pareille explosion de sentiment ne pouvait durer longtemps dans un tel cœur. Comme Belgodère le disait lui-même, il avait dans sa vie roulé trop de pensées de meurtre et de vengeance. Ce désespoir sincère et farouche dura deux heures, au bout desquelles le bohémien commença à mettre un peu d’ordre dans son esprit.
Il songea d’abord à la facilité avec laquelle il était arrivé auprès de l’abbesse. Il eût été attendu qu’il n’eût été ni plus vite, ni mieux reçu. Car l’abbesse lui avait parlé avec une politesse et une douceur à laquelle il n’était pas accoutumé.
Alors, il alla étudier de près la porte de la pièce où Stella avait été enfermée. La serrure était intacte; elle n’avait pas été brisée ni forcée. Et d’ailleurs, pourquoi Stella, c’est-à-dire Jeanne Fourcaud, eût-elle eu l’idée de se sauver, puisque lui, Belgodère, lui avait affirmé qu’on allait la réunir à sa sœur Madeleine? Enfin, il y avait à cette porte un verrou extérieur.
La conclusion sautait aux yeux: Stella n’avait pas ouvert; on lui avait ouvert du dehors!
Mais qui?… Qui pouvait avoir eu un intérêt à délivrer cette jeune fille?… Délivrer!… Était-ce bien une délivrance?… Des soupçons, peu à peu, se formaient dans l’esprit du bohémien.
Qui savait que Stella était enfermée dans l’abbaye? Fausta!… Fausta et les cavaliers qui lui avaient servi d’escorte!…
Belgodère, alors, se rappela cet homme qu’il avait croisé dans l’escalier tout à l’heure. Quand il eut rassemblé, dans son esprit toutes les circonstances, quand il eut ruminé le pour et le contre de la question, Belgodère quitta l’abbaye et se mit à descendre lentement les pentes de Montmartre. Sa rude figure, à ce moment, paraissait calme. Seulement, ses lèvres étaient blanches, ses yeux étaient striés de fibrilles rouges, et parfois un tressaillement nerveux le secouait tout entier. Voici ce qu’il songeait: «Fausta savait que j’allais à l’abbaye reprendre mon enfant. Fausta a expédié un cavalier qui m’a dépassé et a enlevé mon enfant. Bien. Très bien. Que veut-elle? Je ne sais pas. Mais si elle se doute de ce que je pense, elle fera mourir ma fille… C’est bon… Je m’attache à elle! Je ne la quitte plus! Il faudra bien, alors, que je sache ce qu’elle a fait de Stella… Et quand je le saurai…»
Un geste menaçant compléta la pensée du bohémien. Quand dans la soirée, se jugeant assez calme pour maîtriser son émotion, il reparut devant Fausta, celle-ci fut la première à demander:
– Ma prisonnière?…
– Vous voulez dire ma fille…
– Oui… ta fille. Tu la ramènes ici?
– Elle a disparu, dit froidement Belgodère.
– Ta fille a disparu, fit-elle, et tu n’en es pas ému?…
– Mais vous-même, dit audacieusement Belgodère, vous ne semblez guère émue de la disparition de votre prisonnière.
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