– Je tuerai tout! s’écria Nancey en se relevant. Mais, madame, autour de Votre Majesté… qui dois-je placer?
Catherine se leva, tendit son bras vers le Christ d’argent, et d’une voix qui eut des sonorités étranges, elle répondit:
– Autour de moi? Personne: j’ai Dieu pour moi!…
– Madame, dit Guise d’une voix altérée, lorsque Nancey fut sorti, Votre Majesté sait qu’elle peut faire état de moi pour le service du roi aussi bien que pour la défense de la religion…
– Je le sais, monsieur le duc. Aussi, croyez bien que si vous n’aviez vous-même choisi votre besogne dans la grande œuvre qui se prépare, c’est à vous que j’eusse demandé de prendre le commandement au Louvre.
Guise se mordit les lèvres jusqu’au sang: il s’était enferré lui-même.
– Madame, reprit-il, il ne me reste plus qu’à vous demander la faveur de vouloir bien recevoir l’homme à qui j’ai donné des ordres pour la nuit prochaine. Cet homme a des scrupules et ne veut agir que sur un ordre positif de Votre Majesté.
– Qu’il vienne! dit Catherine.
Guise alla ouvrir la porte d’un couloir et fit un signe. Une sorte de colosse à figure niaise et poupine, aux mains énormes, aux yeux ronds à fleur de tête, bleu faïence, au front bas et têtu, entra en se dandinant.
Cet homme s’appelait Dianowitz. Mais comme il était d’origine bohémienne, le duc de Guise, selon l’usage qui faisait nommer les domestiques du nom de leur province, l’appelait Bohème et par abréviation, simplement Bême.
La reine regarda le géant avec une admiration exagérée. Le géant sourit et caressa sa moustache.
– Tu t’es chargé de quelque chose pour cette nuit? demanda Catherine.
– De tuer l’Antéchrist, oui. Si Votre Majesté veut, je lui coupe la tête.
– Je le veux, dit la reine. Va, et obéis à ton maître.
Le géant se dandina sur ses jambes, mais demeura sur place.
– Eh bien, Bême! as-tu entendu? fit le duc.
– Oui; mais je veux pouvoir sortir tranquillement de Paris avec deux ou trois bons compagnons qui m’escorteront jusqu’à Rome… vous savez que toutes les portes sont fermées, monseigneur.
Catherine s’assit et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu’elle signa et sur lequel elle apposa le sceau royal.
Bême le lut attentivement. Il contenait ces mots:
«Sauf-conduit pour toute porte de Paris, valable ce jourd’hui 23 août et jusque dans trois jours. – Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l’accompagnent. Service du roi.»
Le géant plia le papier et le plaça dans son pourpoint. Puis il fit deux pas vers la porte.
– Tu oublies ceci, dit Catherine.
Elle laissa tomber une bourse pleine d’or sur le plancher.
Le géant se baissa, la ramassa, et sortit convaincu qu’il avait produit sur la reine une impression extraordinaire.
– Quelle magnifique brute! fit la reine. Je vous félicite, monsieur le duc, d’être capable d’avoir près de vous de pareils serviteurs… Et maintenant, allons conférer avec nos amis.
* * * * *
La conférence dura jusqu’à sept heures du soir.
Toute cette après-midi, il y eut dans le Louvre des allées et venues mystérieuses.
À diverses reprises, la reine envoya chercher le roi; mais le roi jouait à la paume avec les huguenots et refusa constamment de se rendre à la prière de sa mère.
Peut-être espérait-il que sans lui on n’oserait prendre les décisions suprêmes. Peut-être voulait-il simplement s’étourdir. Quoi qu’il en soit, jamais il ne s’était montré aussi aimable avec ses hôtes…
À huit heures du soir, il y eut dans l’hôtel du duc de Guise une réunion de tous ceux qui avaient placé en lui toutes leurs espérances et déjà le considéraient comme le roi de France – depuis Damville jusqu’à Cosseins, depuis Sorbin de Sainte-Foi jusqu’à Guitalens.
– Messieurs, leur dit-il, cette nuit nous sauvons la religion de la Messe. Vous savez tous ce que vous avez à faire…
Un profond silence accueillit ces paroles: on en attendait d’autres…
– Quant à nos projets, continua Guise, ils sont remis à plus tard. La reine est sur ses gardes. Messieurs, montrons ce soir que nous sommes des sujets fidèles… et pour le reste, nous attendrons. Allez, messieurs.
C’est ainsi qu’Henri de Guise donna contre-ordre aux conjurés. Il paraissait troublé, inquiet, furieux. Nul n’osa lui demander compte de ce brusque changement qui remettait à date inconnue la réalisation de tant d’ambitions.
À partir de neuf heures et jusqu’à onze heures, le duc reçut les curés des diverses paroisses et les capitaines de quartier, qu’on alla chercher par groupes de huit à dix.
À chaque groupe, il tint en termes brefs, d’une voix saccadée, le même langage:
– Messieurs, la bête est prise au piège; il faut se soûler de son sang… le roi le veut!
– À mort! À mort! répondaient prêtres et capitaines.
Et à mesure que chaque groupe se retirait, on lui donnait les dernières instructions; le signal devait être donné par le tocsin de toutes les églises; les fidèles serviteurs de la religion porteraient un brassard blanc, ceux qui n’auraient pas le temps de confectionner un brassard mettraient un mouchoir autour du bras.
– Le roi le veut! répétait Guise avec une rage concentrée.
Puisqu’il était obligé de se courber, puisque cette royauté qu’il croyait tenir lui échappait, il voulait au moins qu’une part de responsabilité de ce qui allait sans doute se passer retombât sur Charles IX.
À minuit, un lourd silence pesait sur la ville.
La nuit était claire; le ciel rayonnait de toutes ses constellations; l’immensité paisible et sereine toute parsemée de diamant donnait la profonde, l’émouvante impression de la beauté immuable dans l’infini.
Ô nuit d’été!… ô tranquille et majestueuse nuit d’été!… Comme tu étais douce, et quels rayons de suave bonté tombaient de tes étoiles d’or sur Paris recueilli dans un grave sommeil!…
XXIX ÉTONNEMENT DE MONTLUC: SUITE DES AMOURS DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO
Or, en cette soirée, trois scènes bien différentes, mais également étranges, des scènes de rêve et de fantasmagorie qu’on eût dites combinées par des gnomes poètes ivres de folie se déroulèrent sur les points divers de Paris.
La première, au Temple.
La deuxième, dans le repaire de Damville, aux Fossés-Montmartre.
La troisième, dans le cabaret des Deux morts qui parlent .
Vers neuf heures, deux femmes couvertes de grands manteaux furent mystérieusement introduites dans la prison du Temple et conduites à l’appartement du gouverneur: c’étaient Pâquette et La Roussotte.
Montluc les attendait devant une table chargée de mets et de vins. Et, pour avoir liberté complète dans l’orgie, il avait donné congé à ses trois valets et à sa servante, lesquels, heureux de cette aubaine, qui leur arrivait toutes les fois que leur maître se voulait divertir, s’étaient empressés d’aller respirer au dehors un autre air que celui de la prison.
– Vous voilà, mes tourterelles! s’écria Marc de Montluc en éclatant de rire. Venez çà, que je vous embrasse!
Mais Pâquette et La Roussotte, au lieu d’obéir, dégrafèrent leurs manteaux et les laissèrent tomber.
Montluc ouvrit des yeux énormes et demeura bouche bée. Les deux ribaudes lui apparurent vêtues de satin, le cou enfoncé dans de vastes collerettes, la taille pincée et amincie sur le devant en pointe; des costumes, non de bourgeoises, mais de princesses. Elles étaient chargées de bijoux au cou, aux oreilles, aux poignets, aux doigts; elles étaient fardées comme des grandes dames.
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