Et comme deux heures sonnaient au loin, dans le solennel silence, elle tressaillit et hâta le pas en disant:
– À quoi vais-je penser là!… Voici l’heure, et on m’attend!…
* * * * *
Deux heures venaient de sonner. Il se fit par toute la ville comme une vaste et sourde rumeur, pareille à un coup de vent qui bruisse tout à coup à travers une forêt. Il sembla que derrière chaque porte fermée se fussent agitées des feuilles, mais des feuilles d’acier.
Puis le silence se fit plus profond…
Henri de Guise était à cheval dans la cour de son hôtel, remplie de gens d’armes.
Le duc d’Aumale était posté non loin de l’hôtel Coligny, sous un hangar, avec cent arquebusiers.
Le marquis chancelier de Birague était devant Saint-Germain-l’Auxerrois, et à voix basse, donnait des ordres à un capitaine de quartier qui commandait cinquante hommes.
Le maréchal de Damville attendait hors sa maison, frissonnant d’impatience. Il était à cheval. Autour de lui, trois cents cavaliers pareils à des statues équestres.
Crucé était embusqué près de l’hôtel du duc de La Force, vieux huguenot qui, depuis la mort de sa femme, vivait retiré, se consacrant à l’éducation de son jeune fils. Crucé avait avec lui une vingtaine d’hommes, si le nom d’hommes peut s’appliquer à ces hideuses figures que convulsait l’attente.
Trente garçons bouchers, les bras nus, le coutelas à la main, entouraient Pezou, qui avait choisi pour poste une cour appartenant à un bon catholique et de laquelle on pouvait fondre sur l’hôtel du duc de La Rochefoucauld, protestant de marque et supposé très riche.
Le libraire Kervier, avec un certain Charpentier, commandait à une bande de truands, déjà ivres de vin en attendant qu’ils fussent ivres de sang. Ce Charpentier était un docteur plus ou moins savant, mais rival haineux du vieux Ramus. Et Ramus avait toujours refusé d’imprimer ses livres chez Kervier; le libraire, le docteur, et leurs truands attendaient devant le collège de Presles, où Ramus passait souvent la nuit, car un logement y était aménagé pour lui.
Le maréchal de Tavannes, posté sur le grand pont, écoutait, penché sur l’encolure de son cheval. Deux cents fantassins, la pique au poing, avaient l’œil fixé sur sa haute silhouette noire.
À chaque pont, il y avait ainsi un barrage de fantassins; les chaînes étaient d’ailleurs tendues du côté de l’université, pour que ces troupes ne pussent être assaillies par derrière.
À chaque carrefour de la ville, il y avait un capitaine de quartier et cinquante bourgeois en armes.
Derrière les portes fermées de toutes les maisons catholiques, des gens, prêts à se ruer au dehors, la figure livide, écoutaient le silence.
De groupe en groupe, silencieux et rapides, couraient des gens, soit pour porter des mots d’ordre, soit pour encourager ceux qui attendaient; c’étaient Nevers et Montpensier, sombres et furtifs; c’étaient des gentilshommes au visage convulsé d’inquiétude, car le signal se faisait trop attendre; c’étaient des moines, cordeliers, augustins, génovéfains, barrés, jésuites, tous radieux, les lèvres serrées, des gourdins au poing.
Le silence était énorme; c’était le silence de la mort.
Chacun était à son poste.
Et l’ombre de l’inquisition catholique planait sur Paris…
XXXI LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION
Vers ce moment-là, c’est-à-dire entre deux et trois heures du matin, à cet instant solennel où des souffles d’angoisse faisaient frissonner la nuit, une scène effroyable se déroulait au Temple, avec, pour uniques personnages, le vieux routier et son fils, le chevalier de Pardaillan.
C’était une de ces scènes qui, par l’épouvante qu’elles dégagent, dépassent l’imagination, et devant lesquelles la plume du romancier hésite et tremble.
Il faut pourtant que nous la racontions, puisque deux héros de ce récit en furent les acteurs.
Mais pour la présenter au lecteur dans son exorbitante horreur, pour lui faire comprendre ce qu’il y avait de tragiquement exceptionnel, de monstrueux, de délirant, dans la situation où se trouvaient placés les Pardaillan, nous devons, pour quelques moments, nous attacher aux faits et gestes d’un personnage sur lequel nous concentrons toute notre attention.
Ce personnage, c’était l’astrologue de la reine: Ruggieri.
Ruggieri était sans doute l’homme le plus convaincu de la cour de France. Il avait la foi. Il croyait, d’une croyance profonde et sincère, à la possibilité de l’Absolu. Était-ce un fou? C’est possible, sans que ce soit certain. Quel homme, d’ailleurs, n’a été tenté par l’Absolu? De nos jours, Ruggieri eût été un de ces paisibles savants qui se passionne pour la découverte des secrets naturels. Et après tout, nul ne peut préjuger des limites qui séparent le possible de l’impossible. Il y a seulement trente ans, la recherche de la liquéfaction de certains gaz, de l’air, par exemple, était considéré comme une folle tentative en chimie: pourtant, l’air a été liquéfié.
Ruggieri portait en lui le mystère du Moyen Age agonisant. Né à Florence, il était peut-être le fils de quelque magicienne syriaque ou égyptienne, qui lui avait transmis l’amour des études ésotériques.
L’alchimie et l’astrologie étaient la double et incessante préoccupation de cet homme. Et cet esprit ténébreux, ondoyant, insaisissable, quand il se transportait dans le domaine des réalités vivantes, devenait d’une fermeté, d’une lucidité extraordinaires quand il abordait les spéculations où tant de génies ont sombré, depuis les mages de la Chaldée jusqu’à Lulle, Nicolas Flamel jusqu’à Paracelse, jusqu’à Leibnitz, jusqu’à Spinoza.
En cherchant la pierre philosophale, en manipulant et en combinant des corps chimiques, Ruggieri avait trouvé des poisons redoutables; il avait trouvé des parfums charmants; il avait trouvé des cosmétiques merveilleux: découvertes insignifiantes pour lui.
Par l’astrologie, il cherchait:
Sur le front des étoiles,
Ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles,
pour citer une parole somptueuse vraiment du glorieux et admirable La Fontaine.
Mais il faut noter que, pour Ruggieri, la pierre philosophale et la connaissance de l’avenir par les astres n’étaient que deux formes de l’Absolu. Ses études ésotériques comprenaient une troisième forme, qui était la recherche de l’immortalité de l’homme.
Ainsi donc: la toute-puissance par la richesse infinie, la science absolue par la connaissance de l’avenir; la parfaite jouissance de la vie par l’immortalité, voilà le rêve fabuleux qui hantait ce cerveau.
Cet homme qui tremblait devant Catherine, laquelle n’était après tout que son élève, cet homme, gauche et timide devant les grands, cet homme qui s’était ravalé à d’abominables besognes pour complaire à la vieille reine, devenait dans son laboratoire une sorte de géant; alors, soit que l’orgueil de ses précédents travaux l’aveuglât, soit que l’excès même du travail l’eût conduit aux portes de la folie, son esprit déployait des ailes d’une envergure démesurée, et il se lançait dans les abîmes de l’insondable.
Quand il était fatigué de regarder au ciel, il redescendait à la chimie; quand il était fatigué de se pencher sur ses creusets, il se colletait avec la mort…
Et, courbé sur le cadavre de quelque supplicié qu’il avait acheté au bourreau, il cherchait, oui, il cherchait le moyen de faire revivre ce cadavre!…
«Qu’est-ce que le cœur? songeait-il: un balancier. Qu’est-ce que le sang? Le charroi de la vie. Voici un corps. Le sang y est toujours, c’est-à-dire le moyen de véhiculer la vie. Le cœur y est toujours, c’est-à-dire le régulateur nécessaire aux mouvements de la vie. Nerfs, muscles, chair, cerveau, tout y est. Or, ce corps, tel qu’il est maintenant, vivait ce matin. Il a suffi qu’une corde l’ait serré au cou pour qu’il devienne cadavre. Et cependant, il est tel qu’il était avant la pendaison. Que manque-t-il à ce corps de matière? Évidemment le corps astral qui mettait en mouvement le balancier et charriait de la vie à travers les veines. Ce que j’appelle mort n’est que la séparation du corps astral et du corps matériel. Voici le corps matériel inerte, prêt à se décomposer. Mais le corps astral qui l’a quitté vit par là, quelque part, tout près d’ici, sans aucun doute. De quoi s’agit-il donc, en somme? D’obliger ce corps astral à se réincarner en ce corps matériel. Voilà tout. Si je trouve le charme ou l’incantation qui forcera le corps astral à rentrer dans cette enveloppe, cet homme sera donc ressuscité… Et lorsque j’aurai trouvé cela, ne trouverai-je donc pas du même coup le moyen d’obliger le corps astral à ne jamais quitter le corps matériel… c’est-à-dire l’immortalité!»
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