– C’est ici… ma dernière étape, chevalier, la bonne étape… de l’éternel repos!… Et tu voudrais que je ne meure pas?… Je te trouve… bien égoïste!… Adieu maréchal… adieu Loïse… Loïsette… Loïson… je vous bénis, chère petite… adieu, chevalier…
Les mains du vieux routier devenaient glacées…
La mort le gagnait… la terrible marée du mystère indéchiffrable l’enlisait… Le sire de Pardaillan ferma un instant les yeux.
Il les rouvrit bientôt, jeta un regard autour de lui, et dit:
– Chevalier… je veux reposer… ici… l’endroit est charmant… près de cette source… sous ce grand hêtre… Moi qui ai couru… tant d’auberges… ce sera là ma dernière auberge… Madame la Mort est bonne hôtesse… jamais elle ne me chassera… Allons, chevalier… frappe à la porte… de l’Auberge éternelle… ah!… voici qu’on m’ouvre…
Une plainte déchirante jaillit des lèvres du chevalier.
Le vieux routier l’entendit… Un étrange sourire passa sur ses lèvres blanches. Il eut quelque chose comme un éclat de rire de suprême ironie, et il dit:
– À propos d’auberge… chevalier… n’oublie pas de payer… notre dette… à Huguette!…
Presque aussitôt, il leva les yeux vers la sérénité du ciel où les premières étoiles du soir s’allumaient une à une, pâles et douces.
Les mains du vieux Pardaillan étreignirent la main de son fils et celle de Loïse.
Il eut encore un murmure, presque un souffle, les yeux fixés sur une étoile qui souriait au fond de l’immensité bleuâtre.
– Oh! les grandes routes… les belles chevauchées… pluie… vent… soleil… radieuse étoile… ciel paisible… toit de celui… qui n’eut jamais… de toit…
Une légère secousse l’agita.
Il demeura immobile, un sourire figé sur les lèvres, les yeux ouverts sur l’immensité du ciel crépusculaire au fond duquel les douces et pâles constellations s’éveillaient…
Le sire de Pardaillan, celui que notre grand historien national Henri Martin [30]si réservé dans ses admirations, a appelé l’héroïque Pardaillan… le vieux routier était mort…
* * * * *
Le chevalier de Pardaillan se retrouva vers minuit dans les bras du maréchal de Montmorency, Loïse soutenait sa tête et pleurait; Pipeau se lamentait à ses pieds…
– Mon fils, dit le maréchal, soyez homme jusqu’au bout… songez que votre fiancée n’est pas en sûreté tant que nous n’aurons pas gagné Montmorency: songez que le démon qui l’a frappée…
– Maurevert! fit le chevalier d’une voix rauque.
– Oui! il peut revenir avec du renfort…
– Ah! râla le jeune homme, j’ai perdu le meilleur de moi-même.
Il retomba à genoux près du corps de son père et, la tête dans les mains, se prit à pleurer… Une heure se passa… Lorsque le chevalier regarda autour de lui, il vit que quelques paysans du village s’étaient approchés, avec une torche, des bêches… sans doute le maréchal les avait appelés Pendant son long évanouissement.
Il colla ses lèvres sur le front glacé du vieux routier et murmura un adieu suprême…
Alors il se releva, et comme les paysans commençaient à creuser un fosse sous le grand hêtre, près de la source, le chevalier les écarta doucement, saisit lui-même la bêche, et tandis que de grosses larmes silencieuses traçaient leur sillon le long de ses joues, il se mit, de ses mains, à creuser la tombe de son père… la dernière auberge du vieux coureur de routes!…
Un des paysans, de sa torche, l’éclairait de reflets rouges.
Les autres, le bonnet à la main, regardaient en silence…
Au-dessus de cette scène tragique, le ciel déroulait ses splendeurs paisibles, et là-bas, au-delà des plaines qui s’étendaient au bas de la colline, Paris rougeoyait comme une fournaise immense, et il semblait que toutes les cloches sonnaient le glas de l’héroïque Pardaillan…
Vers deux heures du matin, la fosse fut assez profonde.
Le chevalier de Pardaillan ne pleurait plus; mais une pâleur terrible avait envahi son visage; il prit son père dans ses bras et le coucha au fond de la fosse.
À ses côtés, il plaça le tronçon de rapière qui n’avait pas quitté le vieux lutteur.
Puis il le couvrit soigneusement, et lui-même, doucement, commença à ramener du gazon, des feuillages, puis de la terre; alors, il sortit de la fosse qu’il commença à combler… Au bout d’une demi-heure, tout était fini!…
Le maréchal et les paysans s’approchèrent de cette tombe et s’inclinèrent profondément.
Loïse et le chevalier s’agenouillèrent, leurs mains s’unirent…
Et comme Loïse cherchait ce que, dans sa naïve croyance, elle pourrait dire qui fut bien venu du vieux père couché sous la terre, elle murmura:
– Ô mon père, je te jure d’aimer toujours celui que tu aimais tant!…
Bientôt, ils se relevèrent. Loïse, de deux branches coupées par un paysan, fit une croix et la planta dans la terre fraîchement remuée…
Alors, elle remonta dans la voiture; le maréchal se remit en selle, le chevalier sauta sur son cheval, et ils prirent le chemin de Montmorency.
Comme le soleil se levait, ils pénétraient dans l’antique château féodal…
Quant à la fosse creusée par le chevalier, voici ce qui arriva: la croix plantée par Loïse fut remplacée par les paysans qui avaient assisté à la scène, par une grande croix mieux faite. Plus tard, dans le petit village, on finit par oublier pourquoi il y avait une croix à cet endroit-là… Plus tard, le grand hêtre disparut, la source fut comblée… Mais la croix demeura, renouvelée de génération en génération…
Enfin, l’humble croix paysanne fut remplacée par un crucifix immense, qu’on appela le «Calvaire».
Le souvenir de ces choses s’est perpétué jusqu’à nos temps, et aujourd’hui encore, à l’endroit où le vieux routier rendit le dernier soupir, il y a une petite place qu’on appelle la place du Calvaire de Montmartre.
L’épisode que nous avons entrepris de raconter s’arrête ici. Nous avons voulu montrer un coin de la vie sociale au seizième siècle, et comment, dans une époque profondément troublée, toute de violence et de passion, un jeune homme, par le fer, et aussi par l’amour, c’est-à-dire par le courage physique et la générosité morale, a pu conquérir sa place au soleil. Dans la lutte pour la vie, pour le bien-être, pour le bonheur, sans doute, ce jeune homme eût agi de tout autre façon en notre société moderne. En tout cas, la jeunesse du cœur, la fermeté de l’esprit, la droiture, la vaillance d’âme et d’esprit sont peut-être en tout temps les armes les plus solides dont puisse disposer celui qui se lance à la conquête de la vie… Nous espérons aussi, sans trop oser y compter, que nous avons réussi à donner quelque idée de l’existence de ces aventuriers qui parcouraient le monde en ces âges de force. Enfin, nous pensons avoir accompli notre devoir de romancier en montrant comment les instincts de fauve impitoyable peuvent se réveiller dans l’homme sous l’influence hideuse des passions politiques et religieuses. Hélas! ceci est de tous les temps: une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace peut recouvrir les mers hyperboréennes. Vienne une tempête: la couche de glace est disloquée, s’effrite, se fond et l’Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies.
Cependant, si notre récit est terminé en fait, nous devons donner satisfaction aux curiosités qui ont pu s’éveiller sur certains de nos personnages.
Nous devons dire surtout ce que devinrent Jeanne de Piennes, Loïse, le chevalier de Pardaillan et François de Montmorency lorsqu’ils eurent enfin gagné le vieux manoir où s’est déroulée la première scène de cette histoire.
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