«Ceci», c’est un petit poignard qu’elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague:
– Je suis armé!
– Oui… mais ceci ne pardonne jamais!… jamais!…
Maurevert a tressailli. Il saisit l’arme qu’on lui offre… et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons!…
Il est parti!… Il a attaché la tête de Coligny à l’arçon de sa selle… Il est parti… rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne… Il a traversé la Seine… Et comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d’armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie… des hommes qui fuient! Il les a reconnus! Ce sont des gens de Damville!…
Damville! Montmorency! Pardaillan!
Les trois noms se heurtent dans sa tête! Il se rue vers l’hôtel Montmorency! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l’explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Énée autrefois Anchise, et l’emportant à travers la fournaise…
Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux parmi les cadavres, faisant gicler le sang sous ses roues, dans le hurlement énorme des foules qui s’ouvrent éperdues de terreur devant le cavalier qui bondit sur son cheval sans selle!…
Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan…
En même temps que Maurevert, un être s’est glissé, s’est précipité, que nul n’a songé à retenir: ce n’est qu’un chien!
Pipeau!…
Pipeau qui a suivi son maître à la piste, et qui maintenant s’élance.
Hors la porte, Maurevert s’est arrêté un instant. Où sont-ils passés? Par où ont-ils fui? Oh! il les retrouvera! Il les suivra jusqu’en enfer!…
Mais par où passer? Là?… Vers ces hauteurs vertes?… Qu’est cela?… Ah! oui… la colline de Montmartre.
Enfer! Par où ont-ils fui?
Ah! ce chien qui s’élance!… Mais c’est son chien! Le chien de Pardaillan!… Le nez à terre, il cherche, souffle… le voici qui dresse le nez… Cherche! cherche!…
Il a trouvé la piste!…
Pipeau est parti comme un trait…
Et Maurevert enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, a bondi sur les traces de Pipeau!…
Laissez passer le messager de la reine!…
* * * * *
Une fois hors de Paris, Pardaillan a poussé son cheval droit devant lui. La voiture le suit. Ils traversent une plaine. Ils montent une côte.
Une colline boisée par places de hêtres et de châtaigniers. Puis des champs, de larges champs couverts d’épis dorés. Au milieu de ces champs, un homme appuyé sur sa faucille, un moissonneur qui a interrompu son travail pour contempler d’un œil étonné Paris qui apparaît au bas de la côte, par delà la plaine, dans un crépuscule rouge.
Pardaillan passe à côté du paysan qui, dans la sérénité de la soirée d’août, paisible, un peu étonné seulement, travaille parmi les épis dont les souffles du soir font onduler les têtes blondes. Et près de ce carnage, près de la ville dévastée, c’est une saisissante vision de paix profonde, d’immuable tranquillité…
Mais ni Pardaillan ni Montmorency ne voient rien – paysans, vergers, champs de blés qu’on moissonne…
– Hé, messieurs, crie le paysan, que se passe-t-il dans la ville! Bon Dieu! quels cris! quels tintements de cloches! que de feux! Est-ce donc une grande fête?…
Déjà Pardaillan et Montmorency sont passés. Ils n’ont pas répondu; pas entendu, peut-être!
– Des feux de joie, reprend le paysan. En voilà, des feux de joie! Et quels carillons! Et quelles acclamations!… Mais de qui donc ça peut-il être la fête?…
– La fête de Saint-Barthélemy! répond une voix rude dans une sorte de ricanement sauvage.
C’est Maurevert qui vient de passer à son tour près du paysan effaré qui hoche la tête, puis, détachant son regard de la vision rouge, se remet à faucher à grands gestes larges, paisible, dans la sérénité du soir…
En haut de la côte, Pardaillan s’est arrêté, il a sauté à bas de son cheval.
Montmorency, de son côté, met pied à terre.
– Où sont-ils?… Sur le haut de la colline de Montmartre, non loin de la petite chapelle [29]. Quelle heure? Le soleil, à l’horizon, plonge dans un océan de nuées écarlates… Au-dessus de leurs têtes, l’immensité du beau ciel limpide où passent des vols de rouges-gorges s’enfuyant là-bas vers les bouquets de hêtres… À leurs pieds, Paris!…
Paris!…
Ils le voient dans un seul regard qui a la durée d’un éclair…
Dans le crépuscule qui déjà estompe les choses, au pied de la colline, au-delà des champs, Paris leur apparaît dans un vaste embrasement rouge, des fumées opaques évoluent lourdement sur la ville, des panaches funèbres qui montent très haut dans le ciel pur, et puis s’étalent comme un immense linceul noir…
Et à travers ces nuées qui roulent pesamment, fusent des jets de flammes; dans la nuit qui vient, les flammes dardent des fusées écarlates d’où montent des millions d’étincelles qui s’élancent et fusent, imprécations de feu jetées au ciel impassible… Une rumeur sourde, un grondement qui ne s’éteint jamais, une clameur faite de centaines et de milliers de clameurs, plaintes, cris, vociférations, menaces, prières, hurlements, toutes les voix de l’horreur, toutes les voix de l’épouvante, toutes les voix de la fureur… c’est la rumeur qui monte de Paris. Et les mugissements inapaisables des cloches. Et, trouant la rumeur géante, déchirant le hululement des cloches, c’est le bruit des explosions, c’est le crépitement des arquebusades. Que de fumées rouges dans le crépuscule! que de plaintes! que de cris de souffrance! C’est une angoisse exorbitante; c’est un râle de capitale qui agonise! C’est le tragique décor de l’infamie se noyant dans le sang! Et là-bas!… ce ruban rouge qui sort de Paris!… Est-ce le soleil à son couchant qui donne à la Seine ces teintes pourpres?… Non!… La Seine est rouge de sang! Et elle coule, comme le sang peut couler d’une insondable blessure qui a ouvert le flanc d’une bête énorme!…
Voilà ce qu’ont vu Pardaillan et Montmorency du haut de la colline…
Ils ont vu cela dans un regard qui a eu la durée d’un éclair… ce formidable ensemble de hideur surhumaine est violemment entré dans les yeux sans qu’ils l’aient cherché… mais dussent-ils vivre mille ans, jamais cela ne pourra sortir de leur mémoire… comme jamais cela ne pourra sortir de la mémoire de l’humanité. Jamais!…
* * * * *
À peine a-t-il sauté à terre que Pardaillan ayant constaté qu’on ne le poursuit pas, s’est élancé, a ouvert la voiture; Loïse en est descendue; Jeanne de Piennes demeure à sa place, indifférente; la pauvre folle sourit à son rêve sans avoir rien vu du cauchemar effroyable qu’elle vient de traverser.
Le chevalier a pris son père dans ses bras et, avec des précautions infinies, l’a descendu, l’a étendu sur le gazon… Il est encore persuadé que le vieux routier est seulement blessé aux jambes. Il se penche sur lui… sur ce pauvre visage couvert de contusions, balafré d’éraflures sanguinolentes, noir de poudre…
M. de Pardaillan vient de perdre connaissance.
Il a eu un sourire pour son fils, puis, avec un douloureux soupir, il a fermé les yeux…
– De l’eau! de l’eau! râle le chevalier épouvanté.
De l’eau? Une source murmure là, tout près, et forme un ruisseau qui, au bas de la colline, va se perdre dans les marais de la Grange-Batelière.
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