Jeanne avait cessé de vivre en soi-même.
Si nous pouvons dire, sa vie s’était transportée dans la vie de l’enfant.
Chaque regard de la mère était une extase; chacune de ses paroles, un acte d’adoration. Elle n’aima pas son enfant, elle l’idolâtra. Et lorsqu’elle entrouvrait son corsage pour présenter à la petite Loïse son sein blanc comme neige, délicatement veiné de bleu, une telle tendresse éclatait dans son geste, elle se donnait si bien tout entière, il y avait dans son attitude une telle fierté naïve, auguste, sublime, qu’un peintre de génie eût désespéré de pouvoir jamais traduire un pareil rayonnement.
Elle était la Maternité , comme Loïse était la Beauté .
Le soir seulement, à l’heure où l’enfant s’endormait sur son cœur, une main dans ses cheveux selon un geste qui lui était vite devenu familier, à cette heure-là seulement, Jeanne parvenait à détacher non pas son âme, mais sa pensée, de sa fille… et elle songeait à l’amant… à l’époux… au père!
François!… le cher amant!… l’homme à qui elle s’était donnée sans restriction, tout entière!…
Était-ce donc vrai qu’il était parti honteusement, sous un prétexte de guerre?… Était-ce donc bien vrai qu’il l’avait abandonnée, qu’il ne reviendrait plus?
Mort! peut-être… Aucune nouvelle!… Rien!…
Ah! comme dans ces heures silencieuses son cœur se déchirait cruellement.
Et l’enfant qui dormait, parfois se réveillait soudain sous la pluie tiède des larmes désespérées qui tombaient sur son front…
Alors Jeanne redevenait la mère. Alors elle refoulait sanglots, souvenirs, amour, et prenait dans ses bras l’enfant du malheur, l’enfant sans père, et de son chant infiniment doux, de sa mélopée maternelle, elle endormait la mignonne créature tant adorée, cette mélopée que les mères se transmettent d’âge en âge, qui est la même dans tous les pays, dans tous les temps, et dont le souvenir attendri accompagne l’homme jusqu’aux portes de la tombe:
– Do… do… l’enfant do… Ma petite Loïse chérie… ange aimé dont le sourire illumine l’enfer où se débat ta mère… chérubin descendu du ciel pour consoler la pauvre affligée… do… do… l’enfant do…
L’hiver se passa. Jeanne sortait rarement et ne s’éloignait jamais du jardin. Elle avait conservé une sourde terreur de sa dernière rencontre avec Henri de Montmorency, et elle tremblait à la seule pensée de se trouver devant lui…
Puis le printemps revint, très précoce.
En mars, Loïse allait vers son sixième mois – les premiers bourgeons éclatèrent, et tout redevint radieux dans l’univers, excepté dans le cœur de la pauvre abandonnée.
Un jour, vers la fin de ce mois de mars, la nourrice et son homme allèrent couper du bois dans la forêt. Car c’étaient de pauvres gens qui vivaient un peu du commun de la terre.
Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit.
Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte.
Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s’éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant:
– Allez en paix, bon père. En d’autres temps, j’eusse fait mieux sans doute…
Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédictions, et finalement se retira.
Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse.
Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère, enfin, jaillit de tout son être épouvanté:
Loïse avait disparu!
VI LE RETOUR DU PRISONNIER
Avons-nous assez dit quel était l’amour passionné, exclusif, indomptable de la mère pour l’enfant? A-t-on bien compris que pour Jeanne, Loïse, c’était l’univers, c’était la vie, c’était la foi impérissable, la raison d’être unique? Cette adoration qui avait pris naissance aux temps où Loïse n’était encore qu’un espoir, s’était développée, nourrie d’elle-même, était devenue une tendresse emportée, l’inexprimable sixième sens qui envahit une femme et s’empare d’elle tout entière!
Ce ne fut pas de la douleur. Ce ne fut pas du désespoir. Jeanne chercha son enfant avec la fureur, avec l’irrésistible rage d’un être qui cherche sa vie. Pendant quatre heures, hagarde, échevelée, rugissante, effrayante à voir, elle battit les haies, les fourrés, se déchira, s’ensanglanta, sans une larme, pitoyable et tragique.
La pensée lui vint soudain que l’enfant était à la maison… elle bondit, arriva haletante…
Au milieu de la grande pièce, un homme était là, debout, livide, fatal… Henri de Montmorency!
– Vous! vous qui ne m’apparaissez qu’aux heures sinistres de ma vie!
D’un élan il fut sur elle, lui saisit les deux poignets, – et d’une voix basse, rauque, rapide:
– Vous cherchez votre fille? Dites!… Oui! vous la cherchez! Eh bien, sachez ceci: votre fille, c’est moi qui l’ai! Je l’ai prise! Je la tiens! Malheur à elle si vous ne m’écoutez!
– Toi! hurla-t-elle. Toi, misérable félon! Ah! c’est toi qui m’as pris ma fille! Eh bien, tu vas savoir de quoi une mère est capable.
D’une secousse furieuse, elle voulut se dégager, pour mordre, pour griffer, pour tuer! il la maintint rudement.
– Tais-toi, gronda-t-il en lui meurtrissant les poignets. Écoute, écoute bien! si tu veux la revoir…
La mère n’entendit que ce mot: la revoir! Sa fureur se fondit. Elle se mit à supplier:
– La revoir! Oh! qu’avez-vous dit! La revoir!… Dites! oh! redites, par pitié! j’embrasserai vos genoux, je baiserai la trace de vos pas! Je serai votre servante! La revoir! vous avez bien dit cela?… Ma fille! Mon enfant! Rends-moi mon enfant!…
– Écoute, te dis-je!… Ta fille, à cette minute, est aux mains d’un homme à moi. Un homme? Un tigre, si je veux, un esclave! Nous avons convenu ceci: écoute, ne bouge pas!… Voici ce qui est convenu: Que je m’approche de cette fenêtre, que je lève ma toque en l’air, et l’homme tu entends bien? l’homme prendra sa dague et l’enfoncera dans la gorge de l’enfant… Bouge, maintenant!…
Il la lâcha et se croisa les bras.
Elle tomba à genoux, et de son front heurta la terre battue, voulant crier grâce, ne pouvant pas, élevant seulement ses mains en signe de détresse et de soumission…
– Relève-toi! gronda-t-il.
Elle obéit promptement, et toujours avec un geste affreux des mains tendues, suppliantes – balbutiantes, si nous osons dire, car à de certains moments tragiques, le geste parle.
– Es-tu décidée à obéir? reprit le fauve.
Elle fit oui, de la tête, démente, pantelante, terrible et sublime…
– Écoute, maintenant, François… mon frère… Eh bien, il arrive!… Tu entends? Ici, devant toi, je vais lui parler… Si tu ne dis pas que je mens, si tu te tais… ce soir ta fille est dans tes bras… Si tu dis un seul mot, je lève la toque… ta fille meurt!… Regarde, regarde… Voici François qui vient…
Sur la route de Montmorency, un tourbillon de poussière accourait, comme poussé par une rafale… et de ce tourbillon sortait une voix frénétique:
– Jeanne, Jeanne… C’est moi. Me voici!
– François! François! hurla Jeanne délirante. À moi! À moi!
D’un pas d’une tranquillité féroce, Henri se rapprocha de la fenêtre et gronda:
– C’est donc toi qui auras tué ta fille!
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