Les deux hommes s’étudièrent un instant, et bien que l’un parût l’antithèse de l’autre, ils se sentirent tous deux comme rassurés par une indéfinissable sympathie.
– Êtes-vous le chevalier de Pardaillan? demanda ce troisième visiteur.
– Oui, monsieur, dit Pardaillan avec une douceur qui ne lui était pas habituelle. Me ferez-vous l’honneur de me dire qui j’ai la joie de recevoir dans mon pauvre logis?
À cette question, bien naturelle (bien que faite dans les termes amphigouriques de l’époque), l’étranger tressaillit, et pâlit légèrement. Puis, relevant la tête comme pour braver non pas le chevalier, mais la destinée, il répondit sourdement:
– C’est juste. La politesse veut que je vous dise mon nom.
– Monsieur, fit vivement Pardaillan, croyez bien que ma question m’a été inspirée par l’amitié dont je me sens porté envers vous. Si votre nom est un secret, je me croirais déshonoré à vous le demander.
– Mon nom n’est pas un secret, chevalier, dit alors l’inconnu avec une évidente amertume: je m’appelle Déodat.
Pardaillan fit un geste.
– Oui, continua le jeune homme, Déodat tout court. Déodat sans plus. C’est-à-dire un nom qui n’en est pas un. Un nom qui crie qu’on n’a ni père ni mère. Déodat, monsieur, signifie: donné à Dieu. En effet, je suis un enfant trouvé, ramassé devant le porche d’une église. Arraché à ce Dieu à qui mes parents inconnus m’avaient donné. Confié par le hasard à une femme qui a été pour moi plus qu’un Dieu. Voilà mon nom, monsieur, et l’histoire de ce nom. Cette histoire, je la dis à qui veut l’entendre, dans l’espoir qu’elle flagellera un jour ceux qui, m’ayant mis au monde, m’ont abandonné à la douleur.
L’imprévu de cette scène, la soudaineté de cette sorte de confession, le ton à la fois amer, sombre et fier de celui qui s’appelait Déodat produisirent une profonde impression sur le chevalier, qui, pour cacher son trouble, demanda machinalement:
– Et cette femme qui vous recueillit?
– C’est la reine de Navarre.
– Madame d’Albret!
– Oui, monsieur. Et ceci me rappelle à ma mission, que je vous demande pardon d’avoir oubliée pour vous entretenir de ma médiocre personne…
– Mon cher monsieur, fit Pardaillan, vous m’avez fort honoré en me traitant de prime abord en ami; votre personne, qu’il vous convient d’appeler médiocre, suscite à première vue une curiosité qui chez moi n’a rien eu de banal, croyez-le. Votre air me touche, et votre figure me revient tout à fait…
Le chevalier tendit la main.
Et sa figure à lui, rayonna d’une telle loyauté, son sourire fut empreint d’une si belle sympathie que le messager de Jeanne d’Albret parut bouleversé d’émotion et que son regard se voila.
– Monsieur! monsieur! fit-il d’une voix enrouée en saisissant et en étreignant la main de Pardaillan.
– Eh bien? sourit le chevalier.
– Vous ne me repoussez donc pas, vous! vous que je ne connais pas! vous que je vois depuis cinq minutes! vous ne méprisez donc pas celui qui n’a pas de nom!
– Vous repousser! Vous mépriser! Par Barabbas, mon cher! quand on a votre tournure, et ces épaules d’athlète, et cette bonne épée qui vous pend au côté, on ne peut être méprisé. Mais fussiez-vous faible, laid, désarmé, que je ne me croirais pas le droit de vous traiter comme vous dites pour un tel motif.
– Ah! monsieur, voilà bien longtemps que je n’ai eu un pareil moment de joie! Je sens dans votre attitude et dans vos yeux et dans votre voix une générosité de cœur qui me touche plus que je ne puis dire. Je vous devine supérieur à tant de hauts seigneurs et de princes que j’ai approchés…
Et celui que nous appelons Déodat, puisque tel était son nom, couvrit un instant ses yeux d’une de ses mains.
– Lubin! Lubin! vociféra Pardaillan.
– Qu’y a-t-il? fit Déodat.
– Il y a, mon cher, qu’une conversation commencée en ces termes ne peut dignement s’achever qu’à table. Voici midi qui sonne. Et pour tout honnête homme, midi est l’heure du dîner, quand toutefois l’honnêteté s’unit au moyen de dîner, ce qui est mon cas aujourd’hui. Lubin! Çà, moine fieffé, je te couperai les oreilles!
– Ah chevalier! vous me dilatez le cœur!
– Écoutez. Convenons d’une chose, tant que vous me ferez l’honneur d’être de mes amis: vous vous appelez Déodat. Moi, je m’appelle Jean. Eh bien, ne nous connaissons pas d’autre nom, ni l’un ni l’autre!
Cette proposition, d’une si ingénieuse délicatesse, fit tomber chez Déodat les derniers voiles de cette ombrageuse fierté et de cette pesante tristesse que nous avons signalées. Il s’épanouit, et apparut alors tel qu’il était réellement, doué d’une étrange beauté, d’une noblesse d’attitudes et d’une douceur de physionomie que Pardaillan avait démêlées d’instinct.
– Lubin! Lubin! appela de nouveau le chevalier. Lubin, ajouta-t-il, c’est le garçon de la rôtisserie. Figurez-vous que ce drôle est un ancien moine qui a quitté son couvent et s’est fait garçon de la Devinière , par amour des pâtés et des poulardes! Quand je suis riche et de bonne humeur, je m’amuse à le faire boire; et bien qu’il ait passé la cinquantaine, il me tient tête fort convenablement… Ah! le voici!
C’était Lubin, en effet, mais Lubin flanqué de Landry en personne. Landry avait monté les étages avec la majestueuse rapidité d’une outre qui s’élève dans les airs. En effet, Lubin l’avait poussé au derrière. Et Landry apparaissait avec un sourire large d’une aune, le bonnet à la main, ce qui ne lui arrivait jamais, la bouche en cœur et les deux poings sur son ventre.
– Que diable faites-vous? demanda Pardaillan étonné de cette attitude.
– Je cherche, dit Landry en soufflant, à faire rentrer ce maudit ventre… mais je n’y arrive pas… Monseigneur me pardonnera… de ne pas m’incliner.
– C’est à moi que vous parlez?
– Oui, monsieur… Monseigneur, veux-je dire! fit Landry en jetant un oblique regard éperdu sur les piles d’écus restées sur la table.
– Bon! bon! fit Pardaillan qui reprit instantanément son froid et immobile sourire figue et raisin, vous savez déjà que de simple chevalier, je deviens prince. Vous êtes bien informé, maître Landry.
L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.
Pardaillan continua:
– Veuillez donc, s’il vous plaît, nous traiter comme des princes du sang (Déodat pâlit affreusement à ce mot) et nous monter en conséquences les éléments d’un dîner princier, ou plutôt royal (Déodat fut agité comme d’une secousse). Savoir: un bon morceau bien rissolé; deux de ces andouillettes grillées qui font la gloire de votre auberge; une de ces tartes aux prunes dont la belle madame Huguette détient le secret; sans compter quelque jambon, de ceux qui sont à gauche de la troisième poutre, dans la cuisine; sans compter quelque légère omelette bien soufflée. Avec cela, deux flacons de saumurois, de celui de l’an 1556, plus deux de ces bouteilles des côtes de Mâcon, et pour finir deux flacons de ce bordelais que vous réservez à maître Ronsard.
– Très bien, monseigneur! fit Landry.
– Amen! dit Lubin en claquant de la langue; car l’ancien moine se voyait déjà vidant les fonds des bienheureux flacons énoncés. Ô mon digne frère Thibaut, ajouta-t-il, la larme à l’œil, que n’êtes-vous là [12]?…
Un quart d’heure plus tard, Jean et Déodat, le chevalier et l’homme sans nom, s’attablaient devant les richesses gastronomiques rangées avec amour par Lubin. Celui-ci voulait servir à table. Mais au grand désespoir de l’ancien moine, Pardaillan avait fermé sa porte en disant qu’il se servirait lui-même, tout prince qu’il était subitement devenu.
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