Pardaillan avait tressailli.
Le juif avait souri.
Elle seule demeura impassible.
Cependant, Isaac Ruben venait de trier les pierres et les avait rangées par catégories et, dans chaque catégorie, par ordre de mérite. Il les examina, le sourcil froncé, le front plissé par l’effort du calcul. Sans les toucher, sans les peser, sans en examiner les défauts, il demeura en méditation cinq minutes.
«Le travail de l’estimation va commencer, pensa Pardaillan; nous en avons pour trois ou quatre heures.»
– Madame, dit brusquement le Juif en levant la tête, il y a là pour cent cinquante mille écus de pierres.
– C’est exact, dit Jeanne d’Albret.
– Je vous offre cent quarante-cinq mille écus. Le reste représente mon bénéfice et mes risques.
– J’accepte.
– Comment voulez-vous que je vous paie?
– Comme la dernière fois.
– En une lettre à l’un de mes correspondants?
– Oui. Seulement, ce n’est pas à votre correspondant de Bordeaux que je veux avoir à faire.
– Choisissez, madame. J’ai des correspondants partout. Le nom de la ville?
– Saintes.
Sans plus rien dire, le Juif se mit à écrire quelques lignes, les signa, déposa un cachet spécial sur le parchemin, relut soigneusement cette sorte de lettre de change, et la tendit à Jeanne d’Albret qui, l’ayant lue, la cacha dans son sein.
Isaac Ruben se leva en disant:
– Je demeure à vos ordres, madame, pour toute opération de ce genre.
La reine de Navarre tressaillit, et un soupir vite réprimé gonfla son sein: ce qu’elle venait de vendre, c’étaient ses derniers bijoux; il ne lui restait plus rien!…
Faisant de la main un signe d’adieu au marchand, elle se retira suivie d’Alice.
Pardaillan les suivit, émerveillé, stupéfait, grisé, ne sachant lequel il devait le plus admirer: ou de la science du juif qui venait, sans contrôle préalable, de donner une aussi grosse somme d’or, avec la certitude de ne pas se tromper; ou de la confiance de la reine de Navarre qui partait sans même jeter un regard à ces étincelantes pierreries, n’emportant qu’un simple parchemin avec une signature et un cachet!
XV LES TROIS AMBASSADEURS
Jeanne d’Albret sortit de Paris par la porte Saint-Martin, voisine du Temple. À deux cents toises [9]de là, attendait une voiture de voyage attelée de quatre vigoureux petits chevaux tarbes que conduisaient deux postillons. La reine de Navarre marcha jusqu’à cette voiture sans prononcer une parole. Elle fit monter Alice de Lux la première, et, se tournant alors vers Pardaillan:
– Monsieur, dit-elle de cette voix grave qui devenait si harmonieuse en certaines circonstances, vous n’êtes pas de ceux qu’on remercie. Vous êtes un chevalier des temps héroïques, et la conscience que vous devez avoir de votre valeur, doit vous mettre au-dessus de toute parole de gratitude. En vous disant adieu, je veux seulement vous dire que j’emporte le souvenir d’un des derniers paladins qui soient au Monde…
En même temps, elle tendit sa main.
Avec cette grâce altière qui lui était propre, le chevalier se pencha sur cette main et la baisa respectueusement. Il était tout ému, tout étonné de ce qu’il venait d’entendre.
La voiture s’éloigna au galop de ses petits tarbes nerveux.
Longtemps, il demeura là tout rêveur.
«Un chevalier des temps héroïques, songeait-il. Un paladin! Moi!… Et pourquoi pas! Oui! Pourquoi n’entreprendrais-je pas de montrer aux hommes de mon temps que la force virile, le courage indomptable sont des vices hideux quand ils sont mis à la disposition de l’esprit de haine et d’intrigue; et qu’ils deviennent des vertus, quand…»
Sur ce mot de vertu, il s’arrêta et se mit à rire comme il riait: c’est-à-dire du bout des dents et sans bruit.
Il s’était d’abord redressé et, appuyé tout droit sur le fourreau de Giboulée, il avait haussé sa taille, et sa moustache s’était hérissée, ses yeux avaient flamboyé.
Au mot de vertu, il leva les épaules, renvoya Giboulée dans ses mollets, d’un coup de talon, et grommela:
– M. de Pardaillan, mon père, m’a pourtant fait jurer de me défier surtout de moi-même! Allons voir s’il reste quelque perdreau ou quelque carcasse de poulet chez maître Landry!
Il se mit aussitôt en route en sifflant une fanfare de chasse que le roi Charles IX, grand amateur de fanfares, venait de mettre à la mode, et rentra dans Paris au moment où on allait fermer les portes.
Une heure plus tard, dans la rôtisserie de la Devinière , il était attablé devant une magnifique volaille que Mme Landry Grégoire, désireuse de faire sa paix, découpait elle-même, ce qui lui permettait de faire valoir la rondeur d’un bras nu jusqu’au coude.
Il faut dire que ce déploiement d’amabilité fut en pure perte: le héros, le paladin, pris d’un appétit féroce, n’avait d’yeux que pour la volaille et les flacons de Saumur qui l’escortaient. Il ne mangeait pas, il dévorait…
Une fois rassasié, Pardaillan s’en fut tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte, et que Huguette Landry Grégoire, sa femme, en poussait un autre de désolation en constatant que le chevalier avait résisté à ses attaques à elle.
Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et ayant jeté sur ses épaules un vieux manteau déteint que lui avait laissé son père, il se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières. Peut-être bien que, dans l’esprit de telle lectrice, une aussi humble occupation fera descendre le chevalier du piédestal où déjà elle le plaçait. Nous ferons simplement observer à cette lectrice que notre dessein est de représenter avec exactitude les détails de l’existence d’un aventurier sous le règne de Charles IX.
Pardaillan, donc, saisit une sorte de trousse copieusement munie d’aiguilles, de fil, d’aiguillettes, de cordons, d’agrafes et de tout ce qu’il faut pour coudre, raccommoder, rapetasser, effacer d’un doigt expert les accros, déchirures et coups d’épée.
Il s’était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu’on gratta légèrement à la porte.
– Entrez! cria-t-il sans se déranger.
La porte s’ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec un respectueux empressement:
– C’est ici, mon prince, c’est ici même…
Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s’agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière : hautes bottes en peau fine, à éperons d’or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d’or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge: un mignon [10]splendide.
Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit poliment:
– Veuillez entrer, monsieur.
– Va, dit l’inconnu – prince ou mignon – va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l’honneur de l’entretenir.
– Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître?
– Mais le tien, ventre de biche! J’ai dit ton maître, par le sambleu!
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