– Comment as-tu pu résister?…
– Signora, j’avais quelque chose de mieux à faire que de mourir.
– Oui, murmura Léonora, la vengeance!
Saêtta approuva doucement de la tête et reprenant son récit:
– Je désertai mon académie. Je perdis mes clients. Il fallut fermer. C’était la ruine. Je ne m’en souciais guère… Je guettais Fausta!… Pendant trois ans, je la guettai ainsi. J’avais dépensé tout ce que je possédais. Je dus reprendre mon ancien métier de bravo pour vivre. Cela m’était bien égal, maintenant. Un jour, c’était en l’an 1590, à Rome, j’appris que Fausta, condamnée à mort par la justice de Sixte Quint, allait porter sa tête sur l’échafaud. Ce n’était pas ce que j’avais espéré, ce n’était pas ce que j’attendais depuis trois ans. Mais enfin, il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je n’ai pas besoin de vous dire que je fus au premier rang devant l’échafaud, sur la place del Popolo… Je voulais voir, vous pensez… Fausta ne vint pas… Graciée, Fausta, libre!… J’eus une crise de désespoir qui faillit m’emporter… Mais j’eus une belle revanche: quelques jours plus tard, je faillis crever de joie… J’apprenais que Fausta avait un fils… Ce fils venait d’être emporté vers Paris par une des suivantes de Fausta: Myrthis… Je lâchai Fausta: elle ne m’intéressait plus. Et je me mis à la poursuite de Myrthis et du petit. Je les rattrapai en route. Vous comprenez, signora, si Fausta ne m’intéressait plus, c’est que j’avais entrevu quelle plus belle et plus complète vengeance, par son fils, j’allais pouvoir tirer d’elle.
Léonora, d’un signe de tête, manifesta qu’elle avait bien compris. Le bravo lui apparaissait sous un jour inconnu jusque-là et elle l’étudiait passionnément.
Saêtta s’était complètement repris. Sa haine s’était retrempée, pour ainsi dire, et avait repris de nouvelles forces à ce rappel de souvenirs douloureux qui avaient réveillé en lui des sentiments humains qu’il croyait sans doute à jamais étouffés.
Il était redevenu, dans toute l’acception du mot, l’homme de la vengeance. Une joie funeste luisait dans ses yeux froids et durs. Un sourire terrible retroussait sa moustache hérissée. Le souvenir de la mise à exécution de ses projets de vengeance le faisait se délecter âprement, avec une force d’autant plus impétueuse encore, qu’il avait palpité, sangloté, souffert au souvenir de son bonheur écroulé.
Il reprit, avec de sourds grondements dans la voix:
– Je passai deux ans à guetter Myrthis et le petit. Elle le gardait bien, c’est une justice à lui rendre. Mais la haine, voyez-vous, est autrement forte, tenace, vigilante et adroite aussi que l’amour ou l’amitié. Au bout de deux ans, ma patience fut enfin récompensée. Une occasion propice, une distraction de Myrthis… il n’en fallut pas plus: le fils de Fausta était entre mes mains.
Il eut un éclat de rire strident. Sans doute, il se revoyait emportant l’innocente victime qu’il avait choisie et condamnée. Il continua, et cette fois, si froide était la voix, si implacable l’expression haineuse, si féroce le sourire que, toute cuirassée qu’elle fût, Léonora se sentit frissonner:
– Vous comprenez?… Dès que j’appris que Fausta avait un enfant, la bonne idée jaillit de mon cerveau. Et je me dis: Fausta a tué mon enfant, je tuerai le sien. Je le tuerai comme elle a tué ma fille, c’est-à-dire que c’est sur un échafaud et de la main du bourreau que mourra le fils de Fausta comme est morte ma fille Paolina.
Il se renversa sur le dossier de son siège et, les yeux mi-clos, d’un air rêveur:
– Le rêve serait d’amener Fausta à assister à l’exécution comme j’ai assisté, moi, à celle de mon enfant!… Mais diable!… Où est Fausta?… Et puis… Bah! Il faut savoir se contenter de ce qu’on a. Je la trouverai… plus tard… je lui porterai la bonne nouvelle.
Il se secoua comme pour jeter bas des pensées importunes et, fixant Léonora:
– Ce fils de Fausta, signora, je l’ai élevé avec presque autant d’amour que ma Paolina (et avec un sourire amer), pas tout à fait de la même manière, cependant. J’en ai eu des soucis! j’ai passé par bien des transes!… Croiriez-vous que j’ai passé des nuits et des nuits à le veiller, comme une mère, alors qu’étant petit, il fut pris d’une mauvaise fièvre qui faillit l’emporter?… Croiriez-vous que j’ai fait brûler des cierges pour obtenir du Ciel son rétablissement?… Dieu me devait cette joie. Il l’a compris, allez, et il me l’a donnée… Aujourd’hui, le fils de Fausta a vingt ans… C’est un rude compagnon, bâti à chaux et à sable, ne redoutant rien ni personne… C’est aussi un rude sacripant!…
Ici, une expression de contrariété se répandit sur son visage, et, sur le ton du regret:
– Pas aussi accompli que je l’eusse souhaité… et c’est ce qui me navre. Mais c’est en cela surtout que j’ai eu le plus de mal… Tout enfant, déjà, je ne sais quel instinct le faisait se révolter contre les idées que je m’efforçais de lui inculquer. Vous disiez tout à l’heure: «Bon chien chasse de race.» C’est très vrai, signora. Mais celui-là, je crois, tiendrait plutôt de son père… sous certains rapports, du moins. Enfin, que voulez-vous, j’ai fait du mieux que j’ai pu, et ce n’est pas ma faute si je n’ai pas mieux réussi. Tel qu’il est cependant: voleur, assassin à gages, rebelle à toute autorité autre que la sienne, ne connaissant d’autre loi que son caprice, en lutte ouverte avec le guet, il est mûr pour le gibet, le bourreau peut le cueillir… et j’avais espéré que cette nuit ce serait chose faite.
– Et c’est pour cela que tu avais prévenu le grand prévôt?
– Oui, signora!…
– Ce qui a été manqué cette nuit peut se recommencer, dit Léonora en le regardant en face.
Saêtta secoua la tête et:
– Non, signora, dit-il. Jehan n’est pas de ceux qui se laissent prendre deux fois de suite au même piège. Il est même extraordinaire que nous ayons pu l’amener là une fois… encore avons-nous échoué à la dernière minute.
Léonora ne put réprimer un geste de contrariété.
– Oui, dit froidement Saêtta, ce qui vous chiffonne, c’est le roi. Patience, signora, ce n’est là que partie remise. Si j’étais aussi sûr de réussir ma vengeance que vous pouvez être sûre, vous, d’être débarrassée du roi, avant peu…
– Que veux-tu dire? fit vivement Léonora. As-tu appris quelque chose?
– Non, rien, signora… Seulement, si j’en crois ce que j’entends chuchoter de différents côtés, les jours du roi sont comptés. Il est condamné. Par qui?… Pourquoi?… Comment?… C’est ce que nul ne sait ou du moins ne dit. Mais la conviction de chacun est qu’Henri de Navarre n’a pas longtemps à vivre.
– C’est vrai, dit Léonora avec un calme effrayant. C’est ce que tout le monde chuchote à la cour… Le roi lui-même, à tout propos, parle de sa mort prochaine.
– Vous voyez bien!… Quoi qu’il en soit, je vous ai aidée dans cette affaire et suis encore prêt à vous aider le cas échéant. Et tenez, j’y songe, n’avez-vous pas entendu dire qu’un astrologue a prédit que le roi mourrait à la première grande cérémonie qu’il donnerait?
– Crois-tu donc réellement à ces histoires d’astrologues et de magiciens? demanda Léonora avec un dédain trop accentué pour n’être pas un peu affecté.
– Si j’y crois, Cristo santo!… Vous n’y croyez donc pas, vous, signora? s’écria Saêtta sincèrement surpris.
– Pas trop, je l’avoue.
– Vous avez tort, signora, dit gravement Saêtta. Le roi y croit, lui. À telles enseignes que, dit-on, c’est pour cela qu’il a toujours refusé de consentir à la cérémonie du sacre de la reine Maria, son épouse. Il est convaincu qu’il n’y survivra pas.
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