Acquaviva se leva. Et il apparut grand, un peu maigre, droit, malgré ses soixante-sept ans sonnés et, fixant son œil doux sur le père Joseph, qui écoutait avec un vif intérêt:
– Je vous le demande, père Joseph, connaissez-vous un ordre religieux dont les chefs seraient capables de donner à la communauté de semblables preuves de dévouement et d’abnégation?… Non! Il n’y en a pas un seul. Partout, vous verrez l’intérêt personnel, les ambitions individuelles primer l’intérêt et les ambitions de l’ordre. Aussi quel résultat est le leur? Néant. De l’or, oui, quelques titres, par-ci par-là… niaiseries, futilités.
Il se promena lentement dans la chambre, de long en large, la tête penchée, l’air rêveur, et pensa à voix haute:
– Oui, cet esprit de sacrifice, cette discipline de fer, qu’on ne voit nulle part, c’est ce qui fait notre force!… Partout ailleurs, les intelligences cherchent à se produire, à briller, à s’éclipser mutuellement. Chacune de ces intelligences est une volonté et chaque volonté tend, uniquement, à la satisfaction d’un but personnel… Chez nous, il n’en est pas ainsi. Des milliers et des milliers d’intelligences et de volontés se fondent en une seule et unique intelligence, une seule volonté: celle du général. Les corps, les cerveaux et les consciences, lui seul, il dirige tout, il anime tout de son souffle. Par la seule exécution de ses ordres, une intelligence médiocre apparaîtra au grand jour comme une intelligence supérieure et brillera d’un vif éclat. Une haute et belle intelligence, au contraire, demeurera insoupçonnée, s’il a jugé utile qu’il en soit ainsi. Mais, dans l’ombre comme sous l’éclatant soleil, ces deux intelligences n’évolueront que sous l’impulsion du chef suprême et par conséquent ne viseront et n’atteindront que le but qu’il aura visé pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est pourquoi notre société, traquée, persécutée, honnie, bannie, demeure immuablement debout, se redresse plus grande et plus forte à l’instant précis où l’on croit l’avoir abattue. Il s’arrêta devant le père Joseph et le fouillant d’un regard acéré:
– Vous qui êtes un cerveau puissant, vous qui – vous avez eu le courage de le dire et je vous en loue – êtes un dominateur, un conducteur d’hommes, vous qui sentez gronder en vous des ambitions démesurées, vous qui rêvez de vous griser de la jouissance que donne le pouvoir, que faites-vous ici, chez les capucins? Qu’espérez-vous?
Il prit un temps et continua d’une voix qui se fit âpre:
– Vous serez prieur de ce couvent, général de votre ordre qui est riche, je le sais. Et après?… Vous voudrez la pourpre: vous serez cardinal… Vous vous mêlerez des affaires de l’État. Vous serez Premier ministre… vous serez tout-puissant, tout se courbera devant vous. Voilà ce que vous rêvez?… Ce n’est pas le pouvoir lui-même, c’est sa pompe, son éclat, son prestige qui vous fascinent.
Il le considéra avec une moue un peu dédaigneuse, et de sa voix redevenue douce:
– Enfant!… Écoutez. Je suis un pauvre moine, un faible vieillard courbé sur la tombe où le moindre souffle peut me précipiter; je ne compte pas, je n’existe pas, je ne suis rien… Mais je suis général de la société de Jésus!…
Il se redressa de toute la hauteur de sa taille, ses traits prirent une expression d’indicible majesté, son regard, habituellement doux, se fit dur, impérieux, et sans élever la voix:
– Et alors: l’Espagne m’appartient, l’Italie m’appartient, le pape tremble devant moi, la France est à moi… oui, je vous entends et vous répondrai tout à l’heure. Et avec plus de force il répéta: la France est à moi. J’étends la main sur l’Empire: bientôt il sera à moi… de même l’Angleterre. Je passe les océans. L’Afrique, les Amériques, les Indes sont sillonnées par mes soldats. Elles seront à moi. L’univers entier sera à moi! moi, général de l’armée de Jésus!…
Il avait étendu les bras dans un geste large, d’emprise forte et puissante, comme s’il eût voulu saisir réellement et presser sur sa maigre poitrine cet univers qu’il proclamait sien. Et ce grand vieillard, d’apparence douce et inoffensive, apparut alors grandi, terrible, formidable.
Il reprit, et sa voix se fit alors dure, tranchante comme une hache:
– Je réponds à votre geste. La France ne m’appartient pas encore, avez-vous voulu dire? Le roi Henri, vainqueur de la Ligue, conquérant et pacificateur, m’a chassé de ce pays: il l’a cru, tout le monde l’a cru! Erreur profonde, mon fils! On a chassé du royaume de France cent, deux cents religieux, officiellement reconnus comme appartenant à notre société. Et l’on a dit, on a crié bien haut: «Nous voilà débarrassés d’eux!» Il eut un petit rire sinistre.
– Mais on a laissé les milliers d’affiliés inconnus de tous, insoupçonnés. Et ceux-là ont travaillé dans l’ombre. Oui, vous êtes étonné – il eut un haussement d’épaules. Des affiliés, j’en ai dans ce couvent, que vous ne soupçonnez pas, j’en ai dans tous les couvents de France, j’en ai dans la rue, dans le palais et dans la chaumière, j’en ai au Louvre même, qu’on ne connaîtra jamais, à moins que je n’en décide autrement. Vous-même, si vous venez à nous, vous resterez pour tous un capucin. Je puis donc dire que je n’ai jamais quitté ce pays. J’y suis revenu officiellement et j’ai fait renverser les monuments qui stigmatisaient notre ordre. Le roi résiste cependant, et bien qu’il ait peur. Le roi me gêne! Je l’ai condamné: il sera exécuté! Ses jours sont comptés. Il est mort!
Il y eut un silence pesant, tragique.
– Son successeur sera à moi… parce qu’on pétrira son esprit en conséquence. C’est pourquoi je peux dire d’ores et déjà: la France m’appartient. Êtes-vous convaincu?
Il fit une pause comme s’il eût voulu donner le temps à ses paroles de pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur, et il continua:
– Vous qui rêvez de la jouissance que donne la pompe du pouvoir, songez à la jouissance prodigieuse, ineffablement douce et violente de celui qui peut dire, comme je dis: «Grands conquérants, grands ministres, grands monarques, devant qui des millions d’êtres humains se courbent et dont les noms retentiront glorieusement dans l’Histoire jusqu’à la fin des siècles, c’est moi, vieillard anonyme, dont nul ne connaîtra le nom dans cinquante ans, c’est moi qui les anime, les guide, les dirige à mon gré!…» Ces puissants et illustres personnages sont des pantins dont je tire les ficelles dans la solitude de mon modeste et lointain cabinet, et une simple pression de mon doigt suffit à les agiter dans le sens qui me convient… Et il en est ainsi parce que je suis le successeur de Loyola.
Il se tint un instant immobile, les mains croisées dans les larges manches du froc. Ses deux auditeurs, courbés, haletaient. Lui, il était très calme, froid, avec cette immuable expression de douceur répandue sur son visage.
– Dites-moi un peu ce que vaut la jouissance que vous rêvez comparée à celle dont je vous parle?… Voilà cependant ce que je vous offre. Voilà ce que vous pouvez être si vous venez à nous… Ne me répondez pas. Taisez-vous. Écoutez, regardez, observez, réfléchissez… Et quand je quitterai ce pays, si vous n’êtes pas des nôtres, si vous n’êtes pas mon successeur désigné, c’est que je me serai trompé sur votre compte, c’est que vous ne serez pas l’homme que j’ai cru.
Il revint s’asseoir dans le fauteuil, et s’adressant à Parfait Goulard:
– Parlez, mon fils. Où en sommes-nous avec ce Ravaillac?
– Je le travaille sans trêve, monseigneur. Sans un hasard malencontreux, l’événement serait accompli à cette heure.
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