– Je t’aurai!… Tu seras à moi!…
Elle sentait ses forces s’épuiser; elle n’en pouvait plus; elle était à bout de souffle, ses cris se changeaient en râles.
Il comprit qu’elle faiblissait. Il redoubla d’efforts, précipita ses attaques. Enfin, ses deux griffes s’abattirent sur ses épaules et la maintinrent. Il la tenait à nouveau. Il eut le grognement joyeux du fauve qui s’apprête à déchirer sa proie:
– Je te tiens!… Tu es à moi!…
Haletante, ruisselante de sueur, déchirée, meurtrie, échevelée, l’esprit chaviré, n’ayant plus une pensée lucide, l’instinct de la conservation, seul, lui fit tenter un suprême effort. Effort vain. Il la tenait bien, cette fois-ci. Alors, un nom monta de son cœur à ses lèvres et jaillit irrésistible, spontané, dans un dernier appel déchirant:
– Jehan! À moi, Jehan!…
Délire? Hallucination? Il lui sembla qu’une voix lointaine, assourdie, tonnait dans le silence de la nuit: «Me voici!»
Hélas! ce n’était qu’une illusion. Le miracle espéré ne se produisit pas. Nul sauveur n’apparut. Et le monstre, dont elle sentait le souffle rauque lui brûler le visage, le monstre raillait:
– Appelle!… Nul ne t’entendra!… Nul ne viendra à ton secours!… Rien ne peut t’arracher à mon étreinte.
Illusion heureuse, toutefois, car dans son cerveau prêt à sombrer dans la folie, une détente se produisit. L’aube d’une espérance, si incertaine qu’elle fût, lui donna des forces nouvelles. Avec la raison, un peu de sang-froid lui revint. Et elle se raidit, se tordit, griffant, mordant, frappant des genoux, s’acharnant inutilement à s’arracher aux serres puissantes qui la tenaient solidement. Et le même appel, plus douloureux, plus désespéré, jaillit encore une fois de ses lèvres décolorées:
– Jehan! À moi, Jehan!
Concini réunit toutes ses forces. Son étreinte se fit irrésistible, indénouable, et il réussit enfin à la soulever, à l’arracher de terre. Alors, il se mit en marche vers le lit, pareil à quelque monstre fabuleux dont la gueule béante semblait s’ouvrir démesurément, prête à broyer la proie. Il y allait lentement, parce qu’il était entravé par ses soubresauts incessants, aveuglé par les coups qu’elle ne cessait de faire pleuvoir sur sa tête, au hasard, mais il y allait sûrement, sans dévier d’une ligne, avec l’inébranlable conviction que, ainsi qu’il l’avait dit, nulle puissance humaine ne pouvait la lui arracher. Et en marchant, pour répondre à ses appels interrompus, il hurlait de toute la puissance de ses poumons:
– Ton Jehan?… Il est au Châtelet… au Châtelet, je te dis, enchaîné dans quelque bon cachot d’où il ne sortira que pour être traîné à l’échafaud!
Comme il prononçait ces paroles, une voix jeune claironna derrière lui:
– Tu te trompes, Concini!… Jehan n’est pas au Châtelet. Il est ici!
Au même instant, Concini reçut au bas des reins un coup d’une force impétueuse: c’était la botte de Jehan qui entrait en collision avec le derrière du favori de la reine.; Le coup avait été si violent, si magistralement asséné, que Concini serait allé s’étaler sur le parquet avec son précieux fardeau si une poigne vigoureuse ne l’avait saisi à l’épaule et maintenu à temps. L’attaque avait été si soudaine, si imprévue, le choc si rude, si douloureux que le ravisseur, étourdi, suffoqué, ne put retenir un cri de douleur atroce. Mais, en même temps, il ouvrit les bras, lâcha sa victime qui courut se réfugier derrière son sauveur.
Il n’en avait pas encore fini. Avant qu’il fût remis, Jehan le retourna d’un geste prompt et brutal et sa main levée s’abattit à toute volée sur la joue du misérable, qui alla rouler sur le parquet, où il demeura évanoui.
Jehan se tourna vers la jeune fille et, avec une voix d’une infinie douceur:
– Ne craignez rien, dit-il.
Elle leva sur lui un regard brillant qui traduisait franchement, loyalement sa reconnaissance, son admiration, son amour innocent. Avec une simplicité touchante qui disait sa confiance absolue, elle murmura:
– Je n’ai plus peur, maintenant.
Et, terrassée par l’émotion, brisée par la fatigue, elle ferma ses beaux yeux et s’évanouit. Forte et vaillante dans la lutte, elle payait maintenant son tribut à la nature.
Il n’eut que le temps d’étendre le bras et de la recevoir. Il râla:
– Morte?…
Et avec un regard sanglant à l’adresse de Concini, toujours inerte sur le parquet, il gronda:
– Oh! malheur à toi!…
Mais déjà elle se remettait, se dégageait doucement, et elle lui souriait d’un sourire énivrant. Et lui, pâle comme la mort, tremblant, la gorge étreinte par une indicible émotion, dans un souffle qui ressemblait à un sanglot, il gémit:
– Oh! que j’ai eu peur!…
Et c’était merveilleux, admirable. Ce lion qui ignorait la peur. Ce diable à quatre qui avait soutenu sans sourciller l’assaut de cinquante archers. Ce téméraire qui avait résolument tenu tête au souverain le plus puissant de l’Europe, qui avait poussé la bravade jusqu’à l’accompagner à la porte de son Louvre. Cet intrépide qui avait osé pénétrer dans l’antre de Concini – plus redoutable que le roi, à sa manière -, lui arracher sa proie et lui infliger la correction manuelle la plus déshonorante.
Ce pourfendeur, ce tranche-montagne, tremblant comme une faible femme, avouant naïvement qu’il avait eu peur… parce qu’une enfant venait de se pâmer devant lui.
Quelle déclaration d’amour eût pu être plus éloquente, plus douce et plus pénétrante que la déclaration d’amour contenue dans ces trois mots tombés de la bouche d’un tel homme: «J’ai eu peur»? Et comme elle le comprit bien!
Instantanément, ses traits tirés retrouvèrent leur animation; ses joues livides, leur teinte rose d’une idéale délicatesse; ses yeux mornes, fiévreux, leur éclat brillant; ses lèvres crispées, leur sourire si doux: tout, dans cette physionomie si loyale et si expressive, disait ingénument son ravissement, son orgueil, son attendrissement. Toute son attitude était un chant d’allégresse et d’actions de grâces.
Ils s’étaient parlé ce soir-là pour la première fois, et toutes leurs paroles, même les plus étrangères au sentiment, proclamaient hautement, noblement, leur amour. Et tous leurs gestes, même inconscients, étaient des preuves manifestes de cet amour.
Jeunes, beaux, débordants de vie, ils étaient adorables… et ils l’ignoraient. Mais, ce qu’ils savaient, par exemple, sans se l’être dit, sans que le mot fatidique eût été prononcé, ce qu’ils savaient, de toutes les forces de leur être, c’est qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre, à tout jamais, sans arrière-pensée de reprise.
À quoi bon parler quand les yeux et le sourire ont un langage d’une poésie et d’une douceur que les plus douces, les plus poétiques paroles ne sauraient égaler? Aussi ne parlaient-ils pas.
Ils étaient debout tous les deux, face à face, séparés par une chaise renversée que le hasard avait jetée là. Et ils s’étreignaient tendrement du regard; ils se souriaient doucement, ils s’admiraient naïvement.
Jehan se croyait au paradis. Il eût voulu que cet instant de suprême bonheur, si chaste et, à la fois, si doux et si violent qu’il en était comme oppressé, durât toute une éternité. Il oubliait le lieu infâme où ils se trouvaient, et qu’il était pauvre et sans nom… et qu’elle était fille de roi… Il oubliait toute la terre…
Il fut tiré de son enchantement par un bruit de verrous violemment poussés.
Il se retourna vivement, Concini avait disparu, et c’était lui, évidemment, qui poussait ces verrous dans l’antichambre.
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