Laissons la Galigaï s’acheminer vers son logis et lancer Jehan le Brave sur Henri IV. On a vu, d’autre part, que si elle avait admirablement réussi à surexciter la fureur jalouse du jeune homme, elle avait lamentablement échoué dans la partie la plus essentielle du plan machiavélique qu’elle avait conçu: le meurtre du roi! Il est vrai qu’il n’avait tenu qu’à un geste accompli à temps par le chevalier de Pardaillan. Mais il n’en faut pas plus pour renverser les combinaisons les mieux échafaudées.
Laissons-la prendre ses dispositions pour découvrir la passion récente de son époux, laissons-la machiner des plans de vengeance atroce contre cette rivale inconnue, qui surgissait malencontreusement à une heure si critique, et revenons à Concini.
Il comprenait très bien combien la situation était tragique et que le moindre faux pas de sa part entraînerait inévitablement la mort dans les plus effroyables tortures.
Il comprenait que tant que l’irréparable, c’est-à-dire la mort du roi, ne serait pas accompli, tant que cet irréparable ne serait pas officiellement liquidé par l’arrestation, le jugement, la condamnation et l’exécution du meurtrier, c’est-à-dire celui qui avait assumé la terrible responsabilité du geste visible, sa tête, à lui Concini qui avait armé le bras du meurtrier, ne tiendrait qu’à un fil.
Il comprenait enfin qu’il était tout entier dans la main de cette femme, auprès de qui il allait jouer la comédie de la passion, qu’il allait enlacer de ses bras robustes et que, selon qu’il aurait réussi à la convaincre ou non, elle pouvait d’un mot, d’un geste, à son gré, l’élever jusqu’aux plus inaccessibles sommets ou le précipiter au fond de l’abîme béant devant lui.
Oui, fortune, honneurs, gloire, puissance et la vie même, tout cela dépendait de l’attitude qu’il aurait durant l’heure qui s’ouvrait. Une seconde de distraction et il était perdu.
Assez audacieux pour avoir osé engager la partie, il avait trop de souplesse et d’astuce pour ne pas chercher à la diriger à son avantage, trop d’ambition pour, la gagnant en trichant effrontément, ne pas s’efforcer d’en tirer tout le profit possible.
Il joua son rôle en comédien génial. Il n’eut pas une défaillance, pas un oubli. Il fut tour à tour tendre et fougueux, violent et timide, mélancolique et enjoué, avec un tact admirable.
Il eut même ce bonheur extravagant d’être servi par l’impatience et l’énervement qui le rongeaient. Il eut, en effet, quelques accès, pendant lesquels on eût pu assez justement croire qu’il cherchait à étouffer, à déchirer cette femme que, tout en balbutiant des mots d’amour, il maudissait au fond de son cœur, en l’envoyant à tous les diables. Et ces manifestations d’une rage impuissante, elle les prit pour les emportements furieux d’une passion poussée jusqu’au délire.
Le tête-à-tête amoureux dura un peu plus d’une heure. Une heure qui lui parut, à lui, longue comme une éternité, à elle, brève comme une minute de rêve, d’inoubliables délices. Il la laissa brisée, meurtrie, mais heureuse, charmée, conquise.
Et délivré de l’abominable contrainte, joyeux de se sentir libre de ses actes et de ses pensées, il s’en fut droit à son logis de la rue Saint-Honoré. Il jouait de bonheur: Léonora était retournée au Louvre; il avait les coudées franches. Il fit appeler nos trois braves, et s’enfermant avec eux dans son cabinet, il leur donna des instructions minutieuses et précises.
Que voulait-il au juste? Voici:
Henri IV, dans ses aventures galantes, ne savait pas se passer de confidents. En dehors de La Varenne, homme à tout faire qui ne comptait pas, il avait une demi-douzaine d’intimes à qui il fallait absolument qu’il racontât ses espoirs et ses déceptions, ses joies et ses tristesses. Naturellement, chacun de ces intimes avait de son côté quelques intimes à qui il confiait, sous le sceau du secret, tout ce qu’un intérêt direct ne lui commandait pas de tenir secret. Autour de ce noyau, déjà assez considérable, gravitait la foule des intrigants qui se faufilaient, cherchant à surprendre un renseignement utile. Ajoutez la multitude des espions, hommes et femmes, qui, pour le compte des uns et des autres, épiaient, écoutaient, voyaient, devinaient et rapportaient tout, ou à peu près. Brochant sur le tout, et dans des circonstances graves, les ministres eux-mêmes entraient en branle et discutaient aussi gravement que s’il s’était agi des affaires de l’État.
Lorsque le roi s’était épris de Bertille, l’inévitable s’était produit. C’est-à-dire qu’il avait raconté sa passion naissante à ses intimes.
Ceux-ci s’étaient précipités rue de l’Arbre-Sec, dans l’espoir d’entrer en contact avec la belle et de faire leur cour à celle qui pouvait devenir une favorite, dispensatrice de charges et de faveurs. Nous avons dit qu’ils en avaient été pour leurs frais. Ils avaient pu entrevoir la demoiselle Bertille, comme on l’appelait, mais non l’aborder. Quelques-uns cependant s’étaient enthousiasmés de cette beauté.
Concini n’était pas des privilégiés qui jouissaient de la confiance royale. Par contre, il était de ceux qui disposaient d’un service de renseignements parfaitement et aussi complètement renseigné que les mieux renseignés des premiers confidents.
Il fit ce qu’avaient fait les autres: il s’en alla rôder rue de l’Arbre-Sec. Il vit Bertille à sa fenêtre, et ce fut le coup de foudre. Tout de suite, il la désira fougueusement et se jura qu’elle serait à lui, quoi qu’il pût en résulter.
Sur ces entrefaites, Léonora était venue lui dire que, le soir même, le roi serait tué. Le roi mort, son règne, à lui Concini, commençait, sous le couvert de Marie de Médicis. Dès lors, il n’avait plus à se gêner. Et comme il était excessif en tout, comme sa passion nouvelle était probablement sensuelle et brutale, il résolut d’enlever la jeune fille le soir même.
Il envoya Escargasse, Carcagne et Gringaille rue de l’Arbre-Sec, avec ordre de préparer l’enlèvement et de surveiller la maison qu’il leur indiquait. Il n’oubliait pas que le roi devait être occis devant la maison, et il tenait à être renseigné au plus tôt sur ce qui se serait passé. C’est ce qui fait qu’il déclara à ses séides que l’enlèvement ne pouvait être tenté que passé minuit, mais que de dix heures à minuit, il ne fallait pas perdre la maison de vue un seul instant. Cette heure passée, ils devaient venir lui rendre compte au logis, où il les attendrait.
Il savait qu’il pouvait compter sur leur adresse. Il ne doutait pas qu’ils lui rapporteraient jusqu’aux plus petits détails de cette mémorable soirée dont ils ignoraient les dessous tragiques. Quant à lui, d’après ce qu’ils diraient, il verrait s’il devait donner suite à son projet d’enlèvement ou s’abstenir.
Il était près d’une heure du matin lorsque les trois braves furent introduits dans le cabinet de Concini.
Il y avait plus d’une heure que celui-ci ne vivait plus, dévoré par l’angoisse et l’incertitude.
Les trois compères naturellement étaient à mille lieues de soupçonner les raisons capitales qu’il avait d’être inquiet. Pour eux, il s’agissait d’un enlèvement, chose très banale, en somme. Cet enlèvement, ils l’avaient préparé consciencieusement; ils pensaient que c’était l’essentiel et croyaient avoir accompli scrupuleusement leur mission.
Mais comme ils connaissaient le caractère violent de leur maître, ils s’étaient rapidement concertés et avaient décidé de passer la parole à Escargasse, dont ils connaissaient bien la faconde et la fertile imagination, les deux autres se contentant d’appuyer énergiquement tout ce que dirait le Provençal.
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