– Animal! bougonna Jehan furieux, qu’avais-tu besoin d’assommer M. le chevalier avec tes sottes histoires!
– Ne le grondez pas, intervint doucement Pardaillan: il a très bien parlé, à sa manière. En tout cas, ce qu’il a dit m’a intéressé et m’a pleinement convaincu… Et maintenant, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous comptez faire?
Jehan le Brave hésita et froidement résolu:
– Avec l’aide de ces braves, je compte foncer tête baissée dans la mêlée. Je me frayerai mon chemin coûte que coûte… Il faut que je monte haut… je monterai ou je me briserai les reins en route.
– Je crains, dit froidement Pardaillan, que ce ne soit plutôt ceci qui vous attende.
Jehan eut un éclat de rire strident qui trahissait le désarroi de son esprit, et avec exaltation:
– Qu’importe!… N’avez-vous pas entendu ce qu’elle m’a dit?… Fille de roi, monsieur, elle est fille de roi!… Cornes de Dieu! puisque j’ai été assez fou pour porter mes yeux si haut, il me faut monter, jusqu’à ce que je sois à son niveau!… Ainsi ferai-je, ou j’y laisserai ma peau!
Pardaillan le considéra un instant de son œil perçant et murmura doucement:
– Pauvre enfant!
Et tout haut, avec un sourire indéfinissable:
– Fille de roi ou de manant, c’est tout un, dès l’instant que l’amour entre en jeu. Souvenez-vous de ce que je vous dis là et peut-être vous arrêterez-vous avant d’accomplir l’irréparable. Sur ce, mon compagnon, voici que la nuit vient de sonner… je ne serais pas fâché d’aller prendre un peu de repos.
– Pardieu! monsieur, dit vivement Jehan, je ne vous quitterai qu’à la porte de votre logis!
Et se reprenant, il ajouta avec une sorte de timidité charmante qui contrastait singulièrement avec sa fougue habituelle:
– Si toutefois vous voulez bien me le permettre.
– Ce sera pour moi un grand plaisir, fit poliment Pardaillan. Je demeure rue Saint-Denis.
Et se tournant vers les trois braves, il leur fit un geste amical en disant:
– Bonne nuit, mes braves.
– Vous entendez? appuya Jehan. Allez à vos affaires. Je n’ai plus besoin de vous pour le moment. Bonsoir.
Et sans plus s’occuper des trois braves qui paraissaient hésiter et se concertaient entre eux, il se plaça à côté de Pardaillan et tous deux s’éloignèrent paisiblement.
Si courte qu’eût été la discussion entre les trois, Jehan avait tiré au large lorsqu’ils se furent mis d’accord. Ce que voyant, ils se lancèrent au pas de course sur ses traces en appelant:
– Holà! messire Jehan… holà!
Le jeune homme se retourna en fronçant le sourcil et gronda:
– Çà, qu’avez-vous à mugir comme veaux qu’on égorge?
Les trois s’arrêtèrent, indécis. Ce qu’ils avaient à dire les effrayait ou les embarrassait sans doute, car ils se bourraient mutuellement de coups de coude, mais aucun ne parlait. Impatienté, Jehan, qui les connaissait à fond, s’écria:
– Êtes-vous devenus muets, maintenant? Avez-vous juré de me rendre enragé?… Allons, toi, Escargasse, qui as toujours des démangeaisons au bout de la langue, parle.
– Eh vé! chef, au sujet du signor Concini.
– Au diable, le Concini, et toi avec, imbécile!… À demain… et il leur tourna brusquement le dos.
– Demain, il sera trop tard, chef, lâcha Escargasse. L’expédition est pour tout à l’heure.
– Bon! cria Jehan de loin. Je n’en suis pas, moi, de l’expédition. Vous me raconterez cela demain.
– Outre!
– Cornedieu!
– Tripes du pape!
Les trois jurons fusèrent en même temps et n’en firent qu’un. Les braves, cloués sur place par la fuite précipitée de leur chef, exhalaient ainsi leur dépit, leur regret, leur inquiétude. Car il y avait de tout cela dans leurs mines soucieuses.
Escargasse se secoua le premier et, levant ses grands bras au ciel, comme pour prendre les étoiles à témoin, il prononça énergiquement:
– Arrive qu’arrive, nous avons fait ce que nous avons pu et nous n’avons rien à nous reprocher!
Les autres approuvèrent en hochant gravement la tête. Mais il était visible qu’ils avaient un reste d’inquiétude.
– Zou! filons, décida brusquement Escargasse. Depuis le temps qu’il nous espère, le seigneur Concini doit se demander si nous ne l’avons pas abandonné.
Et ils partirent de leur pas souple et rapide, rasant les maisons, par habitude sans doute. Et tout en marchant, l’œil au guet, l’oreille attentive, ils se communiquaient leurs impressions à voix basse.
– J’ai dans l’idée que messire Jehan regrettera d’avoir refusé de nous entendre!
– Bah! tu vois toujours les choses en noir, toi Gringaille.
– Vé, il a raison le petit Carcagne! Voyons, Gringaille, réfléchis un peu, que diable! Il me semble que les donzelles ne manquent pas dans la rue de l’Arbre-Sec. Pour ma part j’en ai remarqué plus d’une qui, si elle voulait!…
– Je sais, Escargasse.
– Alors, tripes du pape! pourquoi serait-ce sur la donzelle de notre Jehan que le seigneur Concini aurait jeté les yeux? Pourquoi celle-là précisément et non une autre? Outre! ce serait un hasard tellement extraordinaire que, pour ma part, je ne peux y croire.
– C’est bien ce que je me dis aussi!… N’importe, je serais plus tranquille si on avait pu l’avertir.
– Puisqu’il n’a pas voulu nous écouter!…
– Au diable, après tout!… Nous verrons bien!…
– Avez-vous entendu notre Jehan? Une fille de roi, qu’il a dit.
– Tête et ventre! nous l’avons bien entendu! Nous ne sommes pas plus sourds que toi.
– Peste! il n’a pas peur de porter ses visées trop haut, notre Jehan!
– Que veux-tu insinuer par là, ribaud, mauvais garçon, bélître?
– Je veux…
– Une fille de roi, ce n’est pas trop pour messire Jehan! Le premier qui ose prétendre le contraire, je l’étripe, je lui arrache le cœur et le donne à manger aux pourceaux!
L’inévitable querelle allait éclater sans rime ni raison. Heureusement, ils revenaient dans la rue de l’Arbre-Sec, qu’ils avaient ordre de surveiller. Ce n’était plus le moment de plaisanter ni surtout de faire du tapage, et ils avaient cette honnêteté professionnelle qui consiste à accomplir consciencieusement la besogne payée.
En conséquence, les choses n’allèrent pas plus loin. Instantanément, ils se turent et furent tout à leur affaire.
Rapidement, glissant comme des ombres, ils explorèrent la rue d’un œil expert. Ils visitèrent de même le cul-de-sac Courbâton et s’arrêtèrent un bref instant devant la maison de Bertille.
L’impasse comme la rue avaient repris leur aspect paisible accoutumé. Tout paraissait tranquille, profondément endormi. Ils filèrent vers la rue Saint-Honoré et pénétrèrent dans la maison de Concini. Ils furent immédiatement introduits dans un cabinet de dimensions moyennes luxueusement meublé, et ils se trouvèrent en présence d’un homme, jeune, lequel, pour tromper son impatience, arpentait la pièce d’un pas nerveux.
*
* *
En sortant du petit retrait de la reine, Léonora Galigaï trouva son époux Concino Concini, qui attendait qu’on l’introduisît près de Marie de Médicis.
Concini était de taille moyenne, bien proportionnée. Il avait l’allure souple, dégagée, féline. Le front haut, les pommettes saillantes, la lèvre pourpre sous la moustache noire retroussée. Comme sa femme, ce qu’il avait de plus remarquable, c’était ses yeux: des yeux de braise, tour à tour fulgurants et doux, d’une douceur enveloppante, câline. La physionomie, extraordinairement mobile, prenait instantanément le masque qui lui convenait. L’orgueil éclatait dans sa manière de porter haut la tête, dans ses attitudes, dans ses gestes. Sous son costume d’une richesse inouïe, il était magnifique, réellement beau, d’une élégance suprême.
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