L’amoureux cependant continuait à laisser déborder sa joie et dans un éclat de rire plein, sonore:
– Son père!… C’était son père! Croyez-vous? Et moi, misérable truand de basse truanderie, quand je pense que j’ai osé proféré… Oh! je devrais m’arracher cette langue de vipère et la donner aux chiens!
Et tout à coup, se rappelant:
– Et sans vous, monsieur, j’aurais tué son père! Car je l’aurais tué, voyez-vous, ajouta-t-il avec cette orgueilleuse assurance qui lui était personnelle. Et maintenant tout serait dit, je n’aurais plus qu’à m’aller jeter tête baissée dans la Seine. Ah! monsieur le chevalier, comment m’acquitter… Holà! Hé! Êtes-vous enragé! Ventre-veau!…
Voilà ce qui avait motivé ces exclamations.
Pardaillan avait sans doute des raisons à lui pour ne pas se retirer. Pardaillan savait que le meilleur moyen de se faire bien voir d’un amoureux, c’est encore de le laisser parler tout son saoul, sans l’interrompre. Pardaillan, ayant décidé de ne pas quitter encore Jehan le Brave, l’écoutait avec une patience inaltérable. Seulement, si Pardaillan voulait bien écouter, il ne voyait pas la nécessité de se fatiguer. C’est pourquoi il avait monté deux marches du perron et s’était assis tranquillement, le dos appuyé à un des deux piliers. Il en résultait que Pardaillan, accroupi dans l’ombre plus opaque du pilier, demeurait invisible dans la nuit, tandis que l’amoureux, debout devant lui, se détachait nettement dans le clair-obscur.
Or, tout en paraissant écouter attentivement, par suite d’une vieille habitude, Pardaillan, de son œil perçant, fouillait la nuit, dans toutes les directions.
C’est ainsi qu’il vit une ombre s’approcher sournoisement du jeune homme qui lui tournait le dos. Soudain l’ombre bondit. L’éclair blafard d’une lame large et acérée brilla dans la nuit. C’en était fait de notre amoureux et de ses rêves, si Pardaillan n’avait été là. Le geste mortel avait été si foudroyant qu’il devenait impossible d’avertir le jeune homme. Le chevalier n’hésita pas. Il saisit brusquement Jehan le Brave dans ses bras puissants, le souleva, le tira à lui.
L’assassin, emporté par son élan, alla frapper une marche sur laquelle son couteau se brisa net.
Dans son existence, périlleuse souvent, aventureuse toujours, Jehan avait appris depuis longtemps déjà à garder un inaltérable sang-froid devant les attaques les plus imprévues. C’est pourquoi, sans manifester ni surprise ni émotion, dès que Pardaillan le lâcha, il fit face à son agresseur et descendit les marches qu’il avait franchies malgré lui.
Avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil admirables, il avait tout de suite remarqué, malgré la nuit, qu’il se trouvait en présence d’un gueux – quelque détrousseur de nuit malheureux, sans doute – lequel, stupide d’étonnement, ne songeait pas à fuir et tenait encore dans sa main crispée le manche du couteau dont la lame venait de se briser. Cela suffit à Jehan. Il dédaigna de dégainer. Avec un tel adversaire, les poings suffiraient, s’il y avait lieu.
Cependant, l’agresseur, en se trouvant face à face avec le jeune homme, d’une voix où grondait un désespoir poignant, clama:
– Ce n’est pas lui!…
À cette exclamation, Jehan sursauta. Pardaillan fut debout au même instant, et tous les deux, comme si la même idée leur venait en même temps, ils eurent un regard furtif vers le logis de Bertille… le logis où se trouvait le roi.
Ce fut rapide comme un éclair. Déjà Jehan se penchait sur l’homme pour tâcher de démêler à qui il avait affaire, et une double exclamation retentit en même temps:
– Ravaillac!…
– Monsieur le chevalier Jehan le Brave! Et aussitôt Ravaillac ajouta:
– Malédiction sur moi, qui ai levé le bras sur le seul homme qui ait eu pitié de ma détresse!
– Or çà, maître. Ravaillac, dit froidement Jehan le Brave, tu voulais donc me meurtrir?…
– Ne croyez pas que c’est à vous que j’en voulais! dit vivement Ravaillac.
– Il n’en est pas moins vrai que sans ce digne gentilhomme j’étais bellement occis!…
Et avec ce ton de souveraine hauteur qui lui était naturel, et qui surprenait et déconcertait chez le pauvre hère qu’il paraissait être, Jehan ajouta:
– En tout autre moment je te ferais payer cher ce geste-là, mon brave Ravaillac! Mais aujourd’hui, mon cœur déborde de joie… Aujourd’hui, je voudrais pouvoir presser l’humanité entière dans mes bras! Ventre-veau! je m’en voudrais de molester un pauvre diable comme toi!… Va, je te fais grâce!
Ravaillac hocha la tête d’un air farouche.
– Vous me pardonnez, c’est bien!… et cela ne me surprend pas de vous. Vous êtes la jeunesse, vous êtes la force, vous êtes la bravoure, vous êtes aussi la générosité… je le savais. Mais moi qui ne suis rien de tout cela, moi qui ne sais que pleurer et prier, je sais du moins garder le souvenir d’un bienfait et je ne me pardonnerai jamais!
– Bah! puisque je te pardonne!… N’en parlons plus… Mais, au fait, à qui en avais-tu? Tu as crié: «Ce n’est pas lui!»
Ravaillac eut une imperceptible hésitation, et d’un air morne:
– Il y a deux jours que je n’ai pas mangé… deux jours que j’erre par les rues comme un chien perdu… Comprenez-vous?
– Pauvre diable! Oui, je comprends… Tu cherchais quelque bourse assez convenablement garnie pour t’assurer le gîte et la pitance pendant quelque temps… Mais cela ne m’explique pas le: «Ce n’est pas lui!»
– Je suivais un seigneur dont la mise me paraissait annoncer la bourse dont vous parliez… j’ai dû le perdre de vue je ne sais comment… je ne m’en suis aperçu que lorsque je me suis vu devant vous… C’est pourquoi j’ai prononcé ces paroles.
– Ah! fit simplement Jehan sans insister davantage. Mais sais-tu; que pour un homme qui, comme toi, a des principes religieux outrés à tel point qu’il a voulu endosser le froc, sais-tu que tu n’y vas pas de main morte! Passe encore de ravir la bourse, mais la vie par-dessus le marché… Voilà qui m’étonne de toi.
– La faim est mauvaise conseillère, dit humblement Ravaillac.!
– Soit!… En attendant, je ne veux pas qu’il soit dit que par ma faute tu seras resté un jour sans manger… Prends ces quelques écus… C’est tout ce que j’ai sur moi… Et si le malheur veut que tu sois encore réduit à errer par les rues, le ventre creux, viens me trouver… tu sais où je gîte. Que diable! j’aurai toujours quelque menue monnaie à te donner… C’est bon! c’est bon! garde tes remerciements et file!…
Le chevalier de Pardaillan avait écouté sans chercher à intervenir. Quand il vit que Ravaillac s’était perdu dans la nuit, il se tourna vers le jeune homme et:
– Croyez-vous réellement que ce Ravaillac vous a dit la vérité? fit-il.
– Je n’en crois pas un mot, répondit froidement Jehan.
– Diable!… Peut-être eût-il mieux valu s’assurer de sa personne.
– Pourquoi?… Aujourd’hui, je me sens incapable de molester quelqu’un… Au surplus, je sais où retrouver le personnage si besoin est.
– N’en parlons plus, dit Pardaillan d’un air indifférent.
– Monsieur, dit gravement Jehan, vous venez de me sauver… Mais il paraît qu’il était écrit que le jeune homme ne parviendrait pas à exprimer sa gratitude. Une fois encore, Pardaillan l’arrêta au milieu de sa phrase. Seulement, cette fois, ce fut pour dire:
– Ne pensez-vous pas, monsieur, qu’il serait temps, pour vous, de vous éloigner… Plus rien, je crois, ne vous retient dans cette rue.
Et, en disant ces mots de son air le plus détaché, Pardaillan profitait de ce que la lune venait de se dégager de derrière les nuages qui la masquaient pour étudier l’effet produit par ses paroles.
Читать дальше