Très simplement, ses yeux bleus, limpides comme l’azur de ce ciel d’été qui brillait au-dessus de leurs têtes, fixés sur ses yeux à lui, elle dit:
– Je ne vous connais pas, c’est vrai! C’est la première fois que je vous parle, c’est vrai! Vous ne me connaissez pas davantage, et pourtant vous n’avez pas hésité à tirer l’épée contre le roi de France, pour défendre la porte d’une inconnue.
Il râla:
– Je croyais!…
Il allait dire: «Je croyais à votre innocence, à votre pureté. Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de vous vendre!» Oui, voilà ce qu’il voulait dire, le malheureux! Mais il y avait une si chaste dignité dans l’attitude de la jeune fille, il y avait une telle irradiation d’amour dans sa gorge, le blasphème ne fut pas proféré. Mais, furieux de ne pas oser, il grinça:
– Le roi vous attend, madame!
– Je sais… Et c’est pour vous que je fais attendre un roi… Et cependant vous voulez mourir!… Or, écoutez, ceci est un secret de honte qu’il faut pourtant que je vous fasse connaître, à vous… Le roi… Je ne l’ai vu qu’une fois, de loin… Je ne lui ai jamais parlé, je ne le connais pas, il ne s’est jamais occupé de moi… et pourtant c’est mon père!
Il n’y avait pas à se tromper à cet accent de sincérité. Jehan ne douta pas. Tout de suite, il fut convaincu. Comme si cet aveu, qui semblait coûter à la jeune fille, l’eût assommé, il tomba rudement à genoux, et joignant les mains, il implora:
– Pardon!… Oh! pardon!
Elle laissa tomber sur le malheureux qui sanglotait à ses pieds un regard rempli de mansuétude, et sans faire un geste, très pâle, avec la même douceur, elle reprit:
– Vous, tuer mon père! Vous!… Était-ce possible? Pouvais-je laisser faire cela?…
Il râla, toujours prosterné:
– La malédiction est sur moi!… Écrasez-moi…
Elle secoua doucement sa tête charmante, et se penchant sur lui, dans un souffle, elle acheva:
– Maintenant que vous connaissez le honteux secret de ma naissance, il me reste ceci à vous dire: moi aussi, j’ai cru… peut-être me suis-je trompée…
Elle était, maintenant toute rose, adorable en son pudique émoi. Et cette fois, l’orgueil et la jalousie furent balayés, emportés comme fétus par le souffle puissant de l’amour. Cette fois, il comprit à demi-mot et ivre de joie, après avoir failli devenir fou de rage et de douleur, il bégaya:
– Achevez!…
Et elle, l’innocente, qui ignorait ce qu’était l’amour, elle qui n’avait fait que suivre jusque-là les impulsions de son cœur, sans se demander si c’était l’amour qui la poussait, oubliant qu’elle ne le connaissait pas, que c’était la première fois qu’elle lui parlait, elle comprit que ce jeune inconnu, que depuis des semaines et des semaines elle guettait de loin à sa fenêtre, dont elle admirait la fière prestance, la démarche souple et assurée quand il passait en se redressant sous son balcon, elle comprit qu’il avait accaparé son cœur. Elle eut la soudaine, la foudroyante intuition que s’il mourait, elle n’avait plus qu’à mourir elle-même. Et très simplement, avec une superbe sincérité, une adorable franchise, ignorante de toute hypocrisie, elle dit ce qu’elle pensait:
– Je ne sais pas… Je ne peux pas vous dire… Mais je sens que si vous mourez maintenant… je mourrai aussi!
Et toute blanche, droite et le front redressé, jugeant qu’elle n’avait rien à ajouter, elle franchit les trois marches, rentra chez elle et ferma doucement la porte.
– Puissances du ciel! rugit l’amoureux, elle m’aime!… Est-ce possible?… Ai-je bien entendu?… Quoi, ce regard si pur s’est abaissé sur moi?… Est-ce un rêve ou une réalité?…
Une joie inouïe le soulevait, le transportait. Il se redressa flamboyant, la main sur la poignée de sa longue rapière, et ses yeux étincelants semblaient défier tout l’univers.
Alors, il s’aperçut que le chevalier de Pardaillan était encore là. Il ne s’aperçut pas que le chevalier le regardait sans le voir, un sourire de mélancolie sur les lèvres. Sans doute cette scène à laquelle il venait d’assister venait d’évoquer en lui des souvenirs à la fois terribles et très doux, car il paraissait violemment ému. Il ne se demanda pas pourquoi il était resté, ce qu’il attendait. Il oublia qu’il s’était pris de querelle avec cet inconnu le jour même, il oublia qu’il avait voulu le tuer l’instant d’avant et qu’il devait se battre avec lui le lendemain. Il ne comprit qu’une chose, c’est que cet homme avait tout vu, tout entendu. Ce n’était plus un inconnu, ce n’était plus un ennemi, c’était, momentanément du moins, un ami. C’était le témoin à qui il allait pouvoir parler d’elle. Et radieux, il s’écria:
– Vous avez entendu, n’est-ce pas?… Je n’ai pas rêvé? Elle a dit: «Si vous mourez, je mourrai aussi!» Elle l’a bien dit, n’est-ce pas?
Pardaillan tressaillit violemment, comme quelqu’un qu’on ramène brutalement à la réalité. Il laissa tomber sur le jeune homme un regard où ne se voyait plus cette expression narquoise qui lui était habituelle et très sérieusement:
– Heu!… Je crois, en effet, avoir entendu quelque chose dans ce goût!
– Elle l’a dit! s’écria l’amoureux, ravi de l’attention qu’on paraissait lui prêter. Ah! ventre-veau! le monde est à moi maintenant!…
– Les trésors de Golconde, je veux les conquérir pour les déposer à ses pieds!… Je veux une couronne pour parer son front si noble!…
Pardaillan le contempla un instant avec une visible bienveillance. Et de fait, il eût été difficile de trouver cavalier plus accompli.
Il était de taille au-dessus de la moyenne, admirablement proportionné, souple, nerveux. Ses mouvements vifs, aisés. Merveilleusement musclé, il paraissait doué d’une force peu commune. Les traits fins, le teint d’une blancheur rare, les cheveux noirs, longs, naturellement bouclés, la lèvre fine, un peu dédaigneuse, surmontée d’une moustache relevée en croc. Mais la merveille de cette physionomie étincelante, qu’il était impossible de ne pas remarquer, c’était ses yeux: deux diamants noirs, immenses, le plus souvent fulgurants d’un insoutenable éclat, et parfois, comme en ce moment, d’une douceur étrange.
La jambe nerveuse, emprisonnée dans de longues bottes en cuir souple, fauve, montant jusqu’à mi-cuisse, le talon très haut, muni d’éperons énormes, frappant le sol d’un air conquérant. La large poitrine serrée dans un pourpoint de velours gris-bleu. Pas de collerette, mais un large col rabattu, laissant à nu et bien dégagé le cou puissant, d’une blancheur marmoréenne. Il est à présumer qu’il fut l’inventeur de cette mode qui devait faire fureur quelques années plus tard. Une large écharpe de soie blanche passée en bandoulière sur le pourpoint: blanche parce qu’il avait remarqué que le blanc était la couleur préférée de Bertille. Un large feutre orné d’une grande plume rouge placée crânement de côté, des gants à poignet montant jusqu’au coude, et enfin, au ceinturon éraillé, une rapière démesurément longue.
Tout cela quelque peu fatigué, élimé, voire même rapiécé par-ci, par-là, mais impeccablement propre, porté avec une aisance cavalière, une élégance naturelle remarquable et remarquée.
Tel apparut Jehan le Brave aux yeux de Pardaillan qui le détaillait de ce coup d’œil prompt et sûr de l’homme habitué à peser rapidement la valeur des choses et des gens. Et il faut croire que ce fin connaisseur n’avait trouvé aucun détail à relever, car il continuait de sourire avec une bienveillance marquée.
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