– Le service que vous me rendez, madame, n’a pas de prix. J’aurais mauvaise grâce à ne pas m’en contenter.
Léonora l’enveloppa d’un dernier coup d’œil aigu, s’inclina profondément et avec un accent apitoyé:
– Adieu, mademoiselle!
Bertille rendit gracieusement la révérence et de sa voix chantante, qui ne tremblait pas, d’un air de profonde gratitude, elle dit:
– Adieu, madame! Et soyez bénie!
Léonora se coula dehors, comme une ombre qui s’évapore.
Derrière cette porte, soi-disant si bien gardée, il n’y avait personne. Elle ne fermait même pas à clé, cette porte. Il n’y avait qu’un verrou de taille respectable, il est vrai, qu’elle poussa soigneusement.
Et d’un pas lent, elle s’éloigna, livide, sinistre, spectrale. Au fond du jardin, il y avait une porte qui donnait sur la campagne, derrière le mur de clôture de l’abbaye Saint-Antoine. Ce fut par là qu’elle sortit.
Une litière très simple, sans autre escorte que deux laquais sans livrée attendait là. Elle y monta. La litière partit à l’instant, mollement balancée par le pas cadencé des mules. À l’intérieur, étendue sur les coussins, un sourire terrible aux lèvres, Léonora songeait:
– Oui, certes, j’aurais voulu faire davantage!… J’aurais voulu lui manger le cœur!… Comme je voudrais le manger à toutes celles qui m’écrasent de leur beauté et me volent le cœur de leur Concino!… Mais je n’avais pas le temps. Concini va venir… Va, Concinetto mio va! cours! vole, sur la route de Charenton!… J’ai passé là, avant toi, Concino! Ce qui fait que tes bras tendus, que la passion fera trembler, n’enlaceront qu’un cadavre!… Et tu ne pourras pas dire que c’est moi qui l’ai tuée, celle-là!
Il était près de midi. Le soleil, presque au zénith, incendiait la plaine. Une chaleur lourde montait de la terre gercée. La campagne était déserte, silencieuse. C’était l’heure de la sieste.
Près de la porte d’entrée de l’ancien manoir de Ruilly, au fond de ce renfoncement si propice à une embuscade, un homme se tenait blotti contre une des énormes bornes qui flanquaient la porte cochère. C’était Ravaillac. Il était là, à l’affût, depuis dix heures du matin. Sa main droite, sous le pourpoint, se crispait sur le manche du couteau qui y était caché. Ses yeux, brûlants d’un feu sombre, dévoraient la route, semblaient appeler la victime.
Près de la porte Saint-Antoine, hors de l’enceinte, Saêtta se tenait dissimulé derrière une masure, à quelques pas d’un cheval tout sellé, qui broutait une herbe rare. Lui aussi, comme Ravaillac, il dardait sur la porte des yeux de braise.
Un carrosse attelé de six vigoureux chevaux franchit la porte à une allure folle, disparut comme un météore sur la route de Charenton, roulant à fond de train vers Ruilly.
– Le roi! songea Saêtta, dont les rudes traits s’illuminèrent d’une joie frénétique.
Et tout aussitôt, avec un froncement de sourcils inquiet:
– Pourvu qu’il vienne!… Par la madonnaccia! si Concini s’est joué de moi à ce point, je veux!… Non!… le voici!…
Deux cavaliers venaient de sortir et, en un galop d’enfer, semblaient voler sur les traces du carrosse qui, cependant, maintenait son avance. Malgré la chaleur accablante, ces deux cavaliers avaient le manteau relevé jusqu’aux yeux. Ce n’était pas pour surprendre Saêtta, qui était lui-même enveloppé des pieds à la tête.
D’ailleurs, malgré les manteaux, il reconnut parfaitement les deux cavaliers, il faut croire, car il grinça, dans un nouvel accès de joie plus sauvage:
– Jehan!… Va, petit!… Cours au-devant de ton destin! Cette fois-ci nul ne pourra te sauver! Pas même ton compagnon qui, j’imagine, n’est autre que le sire de Pardaillan, ton père!…
Il courut à la porte qu’il franchit et se glissa le long du sombre colosse de pierre qu’on appelait la Bastille. Son regard perçant fouilla la rue Saint-Antoine et découvrit une troupe de cavaliers qui s’avançaient au galop. Il revint à la masure, sauta sur son cheval, et se lança à fond de train dans le faubourg.
À cette époque, le faubourg Saint-Antoine, moins bien partagé que les autres faubourgs de la capitale, n’existait pour ainsi dire pas. Depuis la porte jusqu’à l’abbaye, c’était la campagne, piquée, çà et là, de rares chaumières. Le faubourg ne commençait qu’un peu avant d’arriver à l’abbaye et ne s’étendait guère plus loin qu’elle. À proprement parler, c’était une petite agglomération qui occupait un côté de la route, l’abbaye occupant l’autre.
Saêtta s’arrêta à la première maison du faubourg. Derrière le mur de clôture de cette maison, invisibles de la route, se tenaient dissimulés Concini, Roquetaille, Eynaus et Longval, à la tête d’une vingtaine d’estafiers.
– Eh bien? interrogea vivement Concini en italien.
– Il vient de passer, dans son carrosse. Jehan et son père le suivent de près. Ils arriveront trop tard. Le grand prévôt sort de la ville. Il arrivera à temps pour arrêter Jehan, lui.
Concini paraissait sombre et préoccupé. Il gronda sourdement:
– Qui sait si je n’ai pas fait la pire des folies en le laissant aller… Je le tenais si bien!
– Eh! monseigneur, ricana Saêtta, radieux, il aura reculé pour mieux sauter. Son compte est bon, je vous en réponds.
Concini ne se dérida pas.
– Attendons, dit-il laconiquement.
– L’attente ne fut pas longue. Bientôt un homme accourut ventre à terre. Il haleta:
– C’est fait, monseigneur! L’homme a frappé. Un coup a suffi. Le chemin est libre!
Celui qui s’exprimait avec cette indifférence cynique était un comparse quelconque. Il ignorait que l’homme qu’il avait vu assassiner était le roi. De tous les hommes qui entouraient Concini, aucun, à part Saêtta, ne connaissait la terrible vérité. Tous croyaient qu’il s’agissait de Jehan le Brave et de sa donzelle qu’on allait lui souffler après l’avoir meurtri.
Concini se fit donner des détails. L’homme ne savait pas grand-chose: il avait vu un carrosse s’arrêter devant l’entrée du manoir. Un grand diable avait bondi à la portière et avait frappé un coup, rien qu’un coup, asséné de main de maître par exemple. Après le coup, il avait entendu un cri déchirant. Suivant ses instructions, il s’était empressé d’accourir aviser monseigneur.
Ces renseignements étaient en somme assez vagues. Ils suffirent à Concini cependant. Son visage s’illumina d’une expression d’orgueil immense. Il se redressa de toute sa hauteur et rugit en lui-même:
– Enfin!… Je suis le maître!…
Et tout haut, sur un ton de commandement:
– En route, messieurs, en route!
Et il s’élança ventre à terre, suivi de toute sa troupe, coupant au plus court, droit à travers champs.
En quelques minutes, il parvint à cette porte de derrière par où était sortie la Galigaï quelques heures plus tôt. Il laissa dehors cinq ou six hommes, chargés de garder les chevaux, et pénétra avec le reste de sa troupe.
– Monseigneur, dit Saêtta avec cette familiarité narquoise qu’il affectait, pendant que vous allez cueillir votre jolie petite pie au nid, je vais faire un tour du côté de l’entrée. Je veux savoir ce que devient Jehan! C’est la seule chose qui m’intéresse, moi!
Ils étaient arrivés à la tour. Concini répondit par un signe de tête et, pendant que Saêtta poursuivait son chemin d’un pas dégagé, il tira le verrou d’une main tremblante et entra.
Depuis le départ de Léonora, Bertille attendait cette minute avec le calme stoïque d’une résolution inébranlable. Elle ne se trouva donc pas prise au dépourvu. Elle fut à l’instant debout. Sa main alla chercher dans son corsage le poison. Et elle se tint prête.
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