– Monseigneur, dit-il en s’inclinant, madame m’envoie vous avertir que le roi est sorti du Louvre à midi!… Le roi vient ici, monseigneur, dans un instant, il sera à cette porte!
Concini leva sur Jehan, qui avait entendu, des yeux où luisait une flamme de folie. Ses lèvres, blêmies, s’agitèrent sans proférer aucun son et secouant la tête d’un air farouche, il croisa ses bras sur la poitrine et attendit sans bouger.
Jehan avait entendu et compris. Il regarda tour à tour Bertille qui lui souriait, Pardaillan qui le fixait d’un air froid et sa résolution fut prise.
Il fit un signe à ses trois compagnons qui s’écartèrent de Concini et dit:
– Sauve-toi, Concini! Va, je te fais grâce!…
Le sourire de Bertille se fit plus doux, plus enveloppant. L’œil froid de Pardaillan pétilla.
Concini le regarda d’un air effaré et grinça:
– Moi, je ne te fais pas grâce!
– Je l’espère bien, répliqua Jehan sur un ton de mépris écrasant. Sauve-toi! Je te fais grâce quand même. Sauve-toi!…
Et Concini se sauva, en effet, plus pour s’arracher à l’effet de ces deux mots: «sauve-toi!» qui le frappaient comme un soufflet ignominieux, que pour se soustraire à une arrestation imminente.
Alors, Jehan s’adressant à Bertille, dit avec une douceur pénétrante ce seul mot:
– Venez!
Et Bertille le suivit docilement, la figure rayonnante d’une adorable confiance.
Pardaillan et Jehan se placèrent de chaque côté de la jeune fille et se dirigèrent vers cette porte que les gens du grand prévôt s’efforçaient de jeter bas. Carcagne, Escargasse et Gringaille fermaient la marche. Tous avaient la rapière au poing, tous étaient couverts de sang et de poussière, avec des vêtements en lambeaux et des visages étincelants qui eussent fait reculer les plus résolus.
Jehan tira lui-même les verrous, les barres et les chaînes et ouvrit la porte toute grande. Et ils apparurent si formidables que Neuvy, qui déjà s’avançait la main tendue, recula de trois pas.
Le carrosse royal était toujours là. Le cocher et deux postillons attendaient à leurs postes, raides, immobiles, impassibles, indifférents, en apparence, à tout ce qui se passait autour d’eux.
Ce fut vers ce carrosse que Jehan et Pardaillan conduisirent la jeune fille.
Le grand prévôt s’était ressaisi. Il se dressa devant la portière comme pour en interdire l’accès, et la main tendue, un sourire de joie triomphant aux lèvres, il formula d’un ton rude:
– Au nom du roi, je vous arrête!…
Jehan ne répondit pas. Il tenait son épée de la main droite. Il la passa vivement dans la main gauche et, comme il avait fait pour Concini, d’un revers de main d’une force irrésistible, il écarta Neuvy, qui alla rouler au milieu de ses archers. Ceci fait, il ouvrit la portière et, toujours avec la même douceur enveloppante, dit:
– Montez!
Et toujours docile, Bertille monta en l’enivrant de son sourire radieux.
Pendant ce temps, Neuvy, écumant de honte et de rage, hurlait:
– Par le sang du Christ! c’est la deuxième fois que ce misérable truand ose porter la main sur moi! Sus! saisissez-moi cette truandaille!
Jehan ne paraissait rien voir et rien entendre. Avec un calme stupéfiant, des gestes caressants, un peu timides, il aidait Bertille à gravir le haut marchepied. Il ne voyait qu’elle. Il semblait que le reste de la terre n’existât plus pour lui!
Mais s’il se désintéressait de ce qui se passait autour de lui, il n’en était pas de même de Pardaillan et de ses compagnons. En voyant les archers s’avancer, Gringaille, Escargasse et Carcagne tombèrent en garde, la pointe haute, les crocs retroussés, pareils à des dogues prêts à mordre.
Pardaillan, lui, fit siffler sa lame comme une cravache, et:
– Arrière, vous autres! Sur votre vie que nul ne bouge! Monsieur de Neuvy voici une nouvelle incartade qui pourra vous coûter cher!
Ceci était dit, sur un ton de souveraine autorité, irrésistible, avec une telle flamme aux yeux, un air si majestueux que les archers s’immobilisèrent, indécis, et que Neuvy, inquiet, s’informa:
– Qu’est-ce à dire, monsieur?
Froidement, Pardaillan répondit par une autre question:
– Entendez-vous cette galopade sur la route de Charenton?… Oui. Eh bien, monsieur, c’est le roi et ses gardes qui accourent. Le roi, s’il le juge bon, répondra à votre question.
– Le roi! balbutia de Neuvy effaré; il n’est donc pas?…
Pardaillan haussa ironiquement les épaules.
À ce moment, Bertille étant commodément installée sur les coussins du carrosse, Jehan se retourna et, s’adressant à Neuvy, avec un flegme déconcertant:
– Vous disiez, monsieur?
Neuvy crut démêler une intention de moquerie dans le ton de ces paroles. La colère le ressaisit et lui fit oublier la prudence. Il vociféra:
– Je dis que je t’arrête!… Archers, emparez-vous de cet homme! Jehan tendit l’oreille du côté de la route. La cavalcade signalée par Pardaillan approchait. Du train dont elle allait, elle ne tarderait pas à arriver au manoir. Jehan eut un sourire narquois, remit tranquillement son épée au fourreau et d’un air très paisible:
– Vous m’arrêtez! Soit. Je n’aurais garde de résister. Seulement, ordonnez à ceux-ci (il désignait les archers qui approchaient pour le saisir) de se tenir à distance. Je vous donne ma parole de ne pas bouger d’ici jusqu’à l’arrivée du roi qui décidera si cette arrestation doit être maintenue.
Entendant cela, Pardaillan et les trois braves rengainèrent aussi. Neuvy mâchonnait sa moustache d’un air visiblement perplexe. Cette docilité si inattendue, l’assurance extraordinaire que montraient ces hommes, le laissaient désemparé. Plus que jamais, l’inquiétude s’insinuait en lui.
Il s’avisa alors d’une chose à laquelle il aurait dû procéder avant tout: visiter le manoir et s’assurer que le roi ne s’y trouvait pas, vivant ou mort.
Il avait avec lui une soixantaine d’archers qui avaient envahi le petit cul-de-sac. Il était bien sûr que le prisonnier ne pourrait fuir. Il prit une dizaine d’hommes avec lui et pénétra dans le manoir.
Tout de suite, ses yeux tombèrent sur un corps étendu par terre, dans un coin. Il courut à lui, bien persuadé que c’était le cadavre du roi. Sincèrement désespéré d’ailleurs, car il était de bonne foi.
Ce n’était pas le roi. Ce n’était pas un cadavre. C’était Saêtta, bien vivant, sans une blessure, mais convenablement ficelé, que Gringaille, Escargasse et Carcagne avaient déposé là.
Neuvy respira. Saêtta fut enlevé et remis aux mains des archers qui l’entourèrent. Le grand prévôt pénétra dans le corps de logis le plus proche, celui de droite. Il n’y trouva pas un être vivant. La maison semblait abandonnée. Il sortit pour aller visiter l’autre corps de logis.
À ce moment, la cavalcade s’arrêtait devant le cul-de-sac. Il courut à la porte et demeura stupéfait, ne sachant s’il devait se réjouir où se désoler.
À la tête de cette cavalcade, se tenait le roi, en chair et en os, et qui semblait d’assez bonne humeur. Il avait à sa droite les ducs de Bellegarde et de Liancourt; à sa gauche, le maréchal de Bassompierre et le duc de Montbazon.
Derrière ces personnages, venait le capitaine de Vitry, suivi d’une compagnie de gardes.
Le roi et ses amis mirent pied à terre et s’engagèrent dans le cul-de-sac, devant lequel Vitry rangea ses hommes en bataille. Henri IV se dirigea droit à Pardaillan et Jehan, qui se tenaient près du carrosse. Il jeta un rapide coup d’œil sur leurs vêtements déchirés, les visages et les mains ensanglantés. Son œil vif passa par-dessus eux et dévisagea une seconde fois les trois braves, raides, pâles de l’émotion que leur causait le très grand honneur qui leur était fait. Et il s’écria, en forçant son accent gascon, ce qui lui arrivait dans ses moments d’émotion:
Читать дальше