Ainsi qu’il l’avait prévu, le moine tourna à gauche et passa devant lui, allant à la rencontre de Léonora, qui marchait en s’éventant négligemment avec son mouchoir.
Lorsque le moine fut à quelques pas d’elle, le mouchoir échappa à la main de Léonora et tomba à terre. Elle fit un mouvement pour se baisser. Mais Parfait Goulard, très galamment, se rua, ramassa le mouchoir et le rendit à Léonora qui remercia d’un sourire et continua son chemin par la rue des Fossés, tandis que le moine se dirigeait vers la rue du Petit-Bourbon.
Comme on le voit, l’incident était très banal et ne pouvait attirer l’attention de personne. Mais pas le moindre détail de cette rencontre qu’il avait devinée concertée n’avait échappé à l’œil perçant de Pardaillan et, lorsqu’il sortit de son coin, il murmurait, moitié satisfait, moitié déçu:
– J’en étais sûr!… M meConcini a parlé au moine pendant qu’il était courbé devant elle… J’ai bien vu ses lèvres remuer!… Que diable a-t-elle pu lui dire?…
Il demeura un moment rêveur, regardant tour à tour du côté de Léonora et de celui du moine, et il conclut:
– C’est du côté du frocard que je trouverai la solution… si tant est que je la découvre!… Puis, ce moine m’intrigue… et m’inquiète. Par Pilate! je veux l’étudier d’un peu près!
Ayant décidé, il se lança sur les traces du moine et se mit à le suivre à distance.
Parfait Goulard passa devant le Louvre et revint dans la rue Saint-Honoré qu’il se mit à descendre dans la direction de la porte. Il marchait sans hâte, roulant à sa manière accoutumée. Il ne paraissait pas trop ivre et, en tout cas, ne faisait pas trop d’excentricités.
Pardaillan, le manteau relevé jusqu’aux yeux, ne le perdait pas de vue. Le moine, d’ailleurs, allait sans se retourner, en homme qui n’a rien à se reprocher et ne pense pas qu’il peut être suivi.
Nous avons dit qu’il s’était comporté assez raisonnablement jusque-là. Une fois hors de la ville, dans le faubourg Saint-Honoré, il fut pris d’un subit accès de gaieté et se mit à chanter à tue-tête.
Non loin du mur d’enceinte, sur sa gauche, presque en face de la chapelle Saint-Roch, se trouvait une auberge de modeste apparence. L’enseigne, qui grinçait au-dessus de la porte, portait pompeusement ces mots: Hôtellerie des Trois-Pigeons. Devant cette auberge, Parfait Goulard s’arrêta. Il interrompit son chant et, le nez en l’air, il appela de sa voix tonitruante:
– Ohé! Jean-François!… Jean-François! êtes-vous là?…
Tout en haut de l’auberge, la tête pâle et amaigrie de Ravaillac s’encadra dans une lucarne. Ses yeux fiévreux plongèrent dans la rue. Il reconnut celui qui appelait et, dans sa barbe rousse, il eut une ébauche de sourire. En même temps, de sa voix morne, toujours poli, il dit:
– Bonjour, frère Parfait Goulard… Que me voulez-vous?
– Bonjour, frère Ravaillac… Descendez… j’ai de l’argent et je veux vous régaler.
– C’est aujourd’hui vendredi, frère Goulard, je jeûne et je fais mes dévotions.
– À tous les diables le jeûne! vociféra le moine. Il y a temps pour tout. Descendez… j’ai de l’argent, vous dis-je.
– Impossible, mon frère, résista Ravaillac d’une voix ferme.
– Je vous accorde une dispense pour aujourd’hui, hurla Parfait Goulard, je vous donne l’absolution d’avance.
– Merci, mon frère, mais moi, je ne m’accorde pas de dispense.
– Descends, ordonna impérieusement le moine, descends ou, par la barbe du Père éternel, je ne bouge de sous ta fenêtre et j’y mène un tel vacarme qu’il te sera impossible de te recueillir… Tu prieras mal, Ravaillac, tu commettras un péché mortel et tu seras damné. Damnatus in secula seculorum!
Ravaillac connaissait l’obstination de l’ivrogne. Il le savait homme à exécuter sa menace. Il comprit qu’il ne s’en débarrasserait pas s’il n’accédait à son désir. Néanmoins, il fit une dernière tentative et montra qu’il n’était pas habillé.
– Qu’à cela ne tienne! cria le moine satisfait. Je vais régaler les pères capucins d’une aubade et je reviens… Habille-toi pendant ce temps.
Et reprenant son chant, roulant et tanguant, il s’en fut jusqu’à la porte du couvent des capucins.
Pardaillan l’avait précédé, jugeant inutile de stationner pour écouter des propos beuglés de telle sorte qu’ils eussent pu être entendus d’un bout du faubourg à l’autre. Il avait dans l’idée que la prétendue aubade masquait quelque manœuvre louche, qu’il n’eût pas été fâché de pénétrer. Il alla donc se poster dans un enclos qui se trouvait à côté du couvent des capucines, en face de l’entrée de celui des capucins.
Parvenu à la porte du couvent, Parfait Goulard se cala solidement sur ses larges pieds, et il entonna une chanson à boire.!
La chanson terminée, il éclata de rire, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie, et s’approchant davantage de la porte, il cria, en réponse à quelque imaginaire invitation:
– Non, je n’entrerai pas! On crève de soif dans votre maison, et aujourd’hui j’ai l’escarcelle bien garnie. Va t-en dire cela de ma part à ton sous-prieur du diable!
Et il s’en revint chercher son ami Ravaillac.
Pardaillan sortit de l’enclos fort déçu. Il se remit aux trousses du moine et, en marchant, il se disait:
«Évidemment, la chanson est un signal. Les quelques paroles qu’il a mugies doivent avoir une signification cachée. Mais quelle signification?… Morbleu! il faut pourtant que je sache!»
Parfait Goulard était revenu à l’auberge des Trois-Pigeons. Ravaillac paraissait à ce moment.
– Viens avec moi, frère Ravaillac, brailla le moine à pleine voix je veux t’offrir un fin déjeuner.
– Pourquoi ne pas déjeuner aux Trois-Pigeons? dit doucement Ravaillac.
– Jamais de la vie! se récria Parfait Goulard indigné, on y mange trop mal. Tout près d’ici, je connais une guinguette où nous serons à merveille sous la tonnelle. Sans compter que la cuisine y est délectable.
Et il entraîna son compagnon dans cette guinguette où, quinze jours avant, il était venu avec Jehan le Brave.
Pardaillan les suivait pied à pied et derrière eux, grâce à un bel écu donné à une servante, il pénétrait dans un petit cabinet, de la fenêtre entrebâillée duquel il pouvait voir et entendre les deux hommes qui s’installaient.
– Ici, frère Ravaillac, nous ferons un repas dont tu me donneras des nouvelles, mugit joyeusement Parfait Goulard qui venait de commander son menu.
– Pourquoi, observa doucement Ravaillac, pourquoi m’appelez-vous frère Ravaillac? Vous savez bien que le Révérend Père Marie-Madeleine, me reprochant, lui aussi, mes visions, m’a chassé de son couvent des Feuillants, où il avait bien voulu m’admettre en qualité de frère convers.
– C’est vrai!… Mais j’oublie toujours ce détail.
Le moine avait commandé un plantureux déjeuner. Il avait de l’argent – comme il disait – et il n’avait pas lésiné. Les vins étaient généreux et variés, les viandes, rôties ou en sauce, dominaient. Et cela amena une discussion, Ravaillac prétendant que ce jour-là étant un vendredi, il ne pouvait toucher aux viandes, sous peine de péché mortel. Parfait Goulard, à cette prétention, qu’il trouvait saugrenue, se fâcha tout rouge.
– Puisque je te donne une dispense! hurla-t-il. J’ai le droit de le faire, par les tripes du pape!… Et toi tu n’as pas le droit de me désobéir… Tu jeûneras et feras maigre un autre jour… si tu y tiens absolument.
Ravaillac se vit contraint de céder pour avoir la paix. D’ailleurs sa conscience était en repos: il croyait fermement que le moine avait le droit de faire ce qu’il faisait.
Читать дальше