– Le titre de duc pour votre fils aîné… Un régiment pour le cadet… Le chapeau rouge pour le plus jeune… Les fonctions, avec les traitements afférents, qu’il vous plaira de leur attribuer dans vos gouvernements: voilà pour vos trois enfants. Pour vous: un million en espèces, confirmation dans vos charges et emplois actuels, plus le gouvernement de la Normandie… le premier de France. Enfin, voix délibérative au conseil de régence secret qui sera institué. Cela vous semble-t-il suffisant?
«Outre! comme dit Escargasse, songea Jehan, l’os me paraît de taille respectable!»
Une lueur s’alluma dans l’œil de d’Épernon. On lui offrait plus qu’il n’aurait osé demander. Néanmoins, il demeura impassible et se contenta de dire:
– Cela me paraît raisonnable!… Quel service attend de moi Sa Majesté?
– D’abord, exiger de la cour du Parlement qu’elle confère la régence à la reine-mère, sans aucune des restrictions et conditions imposées par le roi.
– Mais… ceci n’est pas, que je sache, du ressort de cette cour.
– C’est un précédent à créer… voilà tout, dit froidement Acquaviva.
– Bien, bien!… Avec une compagnie de gardes-françaises et de gardes-suisses, avec une centaine de mes gentilshommes, je me charge d’obtenir tout ce qu’on voudra de ces messieurs. Je sais le langage qu’il convient de leur tenir, ricana d’Épernon en frappant sur le pommeau de son épée.
– Et il ajouta:
– Quand le moment sera venu, la reine pourra compter sur moi.
Il y eut un bref moment de silence. Léonora souriait doucement en regardant Acquaviva qui dit enfin avec une tranquillité sinistre:
– Le moment est venu, monsieur.
D’Épernon sursauta, soudain très pâle. Il bégaya:
– Le roi?…
– Le roi, monsieur le duc, répondit Acquaviva avec le même calme effroyable, le roi est mortel comme le plus humble de ses sujets.
Il prit un temps et continua:
– En ce moment, précisément, le roi sort du Louvre, dans son carrosse, et sans escorte. Le roi va à Saint-Germain-des-Prés. On a négligé de donner à boire à ses chevaux… ou peut-être les a-t-on trop abreuvés… de liqueurs fortes… je ne sais trop, au juste.
Il paraissait interroger la Galigaï du regard.
– Je crois qu’ils ont plutôt trop bu, rectifia celle-ci avec un mince sourire.
– Oui?… Au fait, madame, puisque, aussi bien c’est vous qui avez préparé cet… événement – avec une habileté et un courage auxquels je me plais à rendre hommage – expliquez donc à M. le duc ce qui va se passer.
– C’est bien simple, dit Léonora avec un calme égal à celui du moine, ces chevaux vont se comporter convenablement jusque vers l’enceinte. À partir de ce moment, la surexcitation produite par la trop forte dose de liqueur se manifestera. Le cocher ne sera plus maître de ses bêtes. Elles iront briser le carrosse sur le premier obstacle qui se présentera… À moins qu’elles n’aillent le précipiter dans la rivière, dont la berge, précisément, est assez élevée, dans ces parages.
Jehan le Brave s’était redressé, frémissant de colère et d’indignation, en grondant:
– Oh! les scélérats!…
L’espace d’une seconde, il se demanda s’il ne devait pas entrer brusquement et massacrer le duc et le moine. C’eût été une folie qui eût consommé sa perte sans sauver le roi. Et en ce moment son unique pensée était de faire avorter l’attentat. Heureusement, la bonne inspiration lui vint:
– Le roi sort du Louvre… les chevaux se tiendront tranquilles jusqu’à l’enceinte, à peu près… On peut peut-être arriver à temps pour empêcher ce lâche assassinat!… Allons!…
Voilà ce qu’il se dit. Et à l’instant même, sans plus réfléchir, il se rua en tempête et s’engouffra dans l’escalier. Il avait bonne mémoire et il avait eu soin de repérer son chemin. Et c’était fort heureux, sans quoi il se serait égaré dans la vaste demeure seigneuriale. En pareille occurrence, une minute perdue pouvait être fatale.
Quant à ce qu’il allait faire, il n’avait pas encore d’idée précise. Il avait dit: «Allons!» et il allait. Il ne courait pas d’ailleurs. Il marchait de ce pas allongé, souple et ferme à la fois, qui lui était particulier dans les circonstances critiques.
Rapidement, il atteignit la cour. Il ne pensait guère aux estafiers de Concini. De même qu’il avait oublié qu’en ce moment peut-être d’Épernon donnait l’ordre de l’arrêter. Il ne pensait qu’au roi… son père à elle.
À quelques pas de la porte, un peu sur le côté, près du carrosse de leur maîtresse, Roquetaille, Longval et Eynaus riaient et plaisantaient. Ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux par la bride.
Jehan le Brave embrassa ces détails d’un coup d’œil, en marchant droit à la porte. Dans le va-et-vient incessant, nul ne faisait attention à lui. Nous avons dit qu’il n’avait pas d’idée précise. La vue des spadassins et de leurs chevaux en fit jaillir instantanément une dans son esprit:
«Pardieu! se dit-il, puisque Concini veut assassiner le roi, il me paraît juste que ses chevaux servent à le sauver!»
Et aussitôt, changeant de direction, il se dirigea vers les trois gentilshommes qui, tout à leur conversation, ne s’occupaient guère de ce qui se passait autour d’eux. En marchant, avec un sang-froid merveilleux, il étudiait les bêtes d’un œil expert. Celle de Roquetaille lui parut la meilleure. Il alla droit à lui.
Les trois causeurs le virent soudain au milieu d’eux, hérissé, les yeux flamboyants. Et la stupeur que leur causa cette brusque apparition les laissa sans voix. Jehan souriait et cependant il était terrible et glacial; il dit simplement:
– J’ai besoin de ce cheval… je le prends!
En même temps, d’un geste sec, il arrachait la bride aux mains de Roquetaille effaré et, d’une bourrade, l’envoyait rouler à quelques pas.
– Holà! chien! larron! truand! hurla Roquetaille.
– Le truand d’enfer! Vivant! Tripes du diable! rugirent Eynaus et Longval ensemble.
Ensemble aussi, ils se ruèrent.
Tout en rassemblant les rênes, Jehan ne les perdait pas de vue. Il ne leur laissa pas le temps de dégainer. De sa voix mordante, il railla:
– Je n’ai pas le temps de vous arranger comme vous le méritez. Prenez toujours cet acompte.
Et sans se retourner, il allongea un coup de pied au corps à toute volée. Puis il projeta le poing en avant avec une force irrésistible. Les deux gestes furent si rapides qu’ils n’en firent pour ainsi dire qu’un.
Atteint par le coup de pied en pleine poitrine, Eynaus alla s’étaler sur le sol en crachant le sang. Longval tomba à la renverse, la mâchoire à moitié démise par le formidable coup de poing.
Roquetaille, pendant ce temps, se relevait en lâchant une série de jurons et une bordée d’injures. Ceci s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Déjà Jehan était en selle, et sans s’occuper de Roquetaille, qui aboyait de loin mais n’osait approcher, il se dirigeait vers la porte.
À ce moment, le duc d’Épernon, Acquaviva, Léonora Galigaï et le jeune Candale parurent sur le perron d’honneur. Jehan, qui avait l’œil partout à la fois, les vit aussitôt et il eut un sourire aigu.
– Arrête!… Ferme la porte! cria le duc d’une voix tonnante.
– Arrête!… Au truand!… Ferme la porte! répéta Roquetaille à tue-tête.
Et sans savoir pourquoi ni de quoi il retournait, de tous côtés des voix vociférèrent:
– Arrête! arrête!… Ferme la porte!
– Trop tard! tonna Jehan avec un intraduisible geste de gamin.
Et enlevant sa monture d’une poigne de fer et en lui labourant les flancs de l’éperon, il s’engouffra sous la haute voûte et passa comme un ouragan.
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