Mais tous ces menus détails, accumulés, se traduisaient par un retard d’un bon quart d’heure.
La colonne, lancée à fond de train dans la rue de l’Arbre-Sec, n’atteignait pas le chiffre de cent hommes. Ce n’était pas fait pour étonner ou inquiéter les Parisiens qui, journellement, voyaient passer des cavalcades autrement imposantes. Mais…
Concini avait été rejoint par ses quatre gentilshommes: Eynaus, Roquetaille, Saint-Julien et Longval. Tous, Saint-Julien avec son bandeau, Eynaus et Longval encore tout meurtris, tous ils avaient retrouvé forces et ardeur, dès l’instant qu’il s’agissait de courir sus au truand Jehan le Brave.
Or, Concini avait parlé adroitement, comme le lui avait recommandé sa femme. Les quatre séides avaient colporté les propos de leur maître. D’Épernon, averti par un coup d’œil significatif, avait compris. Il était venu à la rescousse.
Comme une traînée de poudre, le bruit se répandit que la cavalcade qui passait à fond de terrain courait après un redoutable truand pour tâcher de l’arrêter avant qu’il meurtrît méchamment le roi, lequel, par fatalité, se promenait paisiblement dans son carrosse, sans garde et sans escorte.
On nommait le truand Jehan le Brave. On contait l’histoire du gibet, dénaturée et amplifiée. On citait sur son compte des actes d’une cruauté inouïe, qui faisaient passer le frisson de la malemort sur l’échine des plus résolus. Une clameur formidable se levait de toutes parts: concert de malédictions et d’imprécations, à l’adresse du bandit, exhortations, bénédictions à l’adresse des vaillants qui volaient au secours du bon sire.
Le bruit sinistre volait toujours, porté par les ailes rapides de la rumeur publique. Et maintenant, il précédait la troupe. Comme toujours, en pareille circonstance, plus il avançait et plus il s’amplifiait. Maintenant, ce n’était plus un truand, c’était une bande, une armée commandée par Jehan le Brave, qui, après avoir assassiné le roi, allait se ruer à la curée, pillant, tuant, violant.
Paris, sur le chemin parcouru par Concini, d’Épernon, Neuvy et leurs hommes, prenait l’aspect terrifiant des grands jours de la Ligue. Des boutiques se fermaient précipitamment. Des gens pris de panique, s’enfuyaient à toutes jambes, en poussant des hurlements de bêtes traquées. Des bourgeois se terraient précipitamment, verrous poussés, chaînes tendues. D’autres s’armaient à la hâte et se lançaient bravement, à la suite de la cavalcade.
Et pendant ce temps, celui qui causait cette émotion fantastique arrivait à la porte Buci sans avoir encore aperçu le carrosse royal. Il lui avait semblé entendre galoper derrière lui et il s’était dit:
– D’Épernon est à mes trousses! Et probablement aussi le Concini. Il s’était retourné. Il n’avait rien vu.
Passé la porte, dans la rue de Buci même, il fut renseigné par des bruits de conversations, entendues au passage: un carrosse, dont les chevaux venaient brusquement de prendre le mors aux dents, venait de passer dans le faubourg, le long de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et courait droit à la rivière, où il ne manquerait pas de tomber, s’il ne se brisait avant de l’atteindre.
Jehan se lança dans la rue du Colombier [7] , qui longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, à l’ouest. Là, il entendit encore galoper derrière lui. Il jeta un coup d’œil de ce côté. Effectivement un cavalier, lancé ventre à terre, semblait courir après lui, et se rapprochait de plus en plus. Il ne s’en inquiéta pas autrement – puisque ce cavalier était seul – et il continua d’exciter sa monture.
Mais le cavalier, mieux monté, gagnait sur lui. Comme il approchait du jardin clos de la reine Marguerite, il sentit que ce poursuivant acharné n’était plus bien loin de lui. Il allait se retourner pour demander si c’était après lui qu’en avait ce personnage, lorsqu’il entendit une voix qui criait:
– Hé! mon jeune ami! où diable courez-vous, de ce train d’enfer?
– Monsieur de Pardaillan! s’exclama joyeusement Jehan.
Il est nécessaire d’expliquer comment Pardaillan se trouvait rue du Colombier. Pour cela, il nous faut remonter de quelques heures dans cette matinée.
À peu près vers le même moment où Jehan se promenait dans son galetas en se demandant ce qu’il allait faire, Pardaillan était sorti en se disant:
– Il faut voir le roi!… Dieu sait quels rapports lui ont été faits sur… mon fils… J’ai bien le droit, que diable! de rétablir les faits!…
Et il était parti. Mais la démarche qu’il voulait faire lui était pénible sans doute, car il allait à petits pas, la mine renfrognée.
Par les rues Tirechape, de Béthisy et des Fossés-Saint-Germain, il parvint rue des Poulies, à côté du Petit-Bourbon, jadis demeure du connétable Charles de Bourbon. Et ici nous sommes obligés de faire une brève description des lieux.
Le Petit-Bourbon était situé à l’angle du quai, entre le Louvre, à l’ouest, et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’est. Sur le côté nord, où se trouvait la chapelle, passait une petite et étroite rue qui, de ce fait, portait le nom de Petit-Bourbon. Cette rue aboutissait à un semblant de place sur laquelle donnait l’entrée du Louvre. C’est donc par cette rue que Pardaillan, parvenu près du Petit-Bourbon, aurait dû passer.
Maintenant, entre le Petit-Bourbon et Saint-Germain-l’Auxerrois, il y avait une ligne de maisons, rangées en un vaste quart de cercle qui allait depuis le quai jusqu’à la rue de l’Arbre-Sec. Vers le milieu de ce quart de cercle, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, se trouvait la rue Jean-Tison qui aboutissait au parvis de l’église. Pardaillan venait de passer devant cette rue.
Plus il avançait, plus Pardaillan paraissait indécis et plus il ralentissait le pas. Il finit par grommeler:
– Je vais avoir l’air d’implorer assistance!… Heu!… J’ai toujours fait mes affaires moi-même et m’en suis toujours bien trouvé, mordieu!… Alors?
Il était arrivé à la rue du Petit-Bourbon. Perplexe et maussade, il passa et s’en fut jusqu’au quai. Il aurait pu tourner à droite et gagner aussi bien le Louvre par là. Mais, à son insu peut-être, il cherchait un prétexte pour esquiver une démarche qui lui déplaisait. Et il revint sur ses pas.
En repassant devant la petite rue, il loucha de ce côté, semblant se demander s’il irait ou n’irait pas. Et il tressaillit. Il venait de voir Léonora Galigaï au milieu de cette rue. Elle venait de son côté et à quelques pas, derrière elle, Saêtta la suivait sans affectation.
La rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Évidemment, Léonora sortait du Louvre et rentrait chez elle. Saêtta l’escortait discrètement. Quoi de surprenant à cela? Rien assurément.
Mais Pardaillan qui n’arrêtait pas de pester, se dit qu’il ne voulait pas se rencontrer avec Saêtta. En conséquence, il ramena son manteau sur le visage et passa une deuxième fois devant la petite rue, bien décidé à aller jusqu’à la rue Saint-Honoré.
Comme il arrivait à l’angle de la rue des Fossés-Saint-Germain, il vit un moine déboucher de la rue Jean-Tison. Il le reconnut aussitôt: c’était le frère Parfait Goulard.
Comme la première, cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Et pourtant, Pardaillan la rapprocha de la première. Instantanément, il eut l’intuition foudroyante que Léonora Galigaï et le moine Parfait Goulard passaient là, intentionnellement, et que la rencontre était concertée.
Il voulut en avoir le cœur net. Il jeta les yeux autour de lui. Il aperçut un renfoncement. Il s’y blottit aussitôt et regarda.
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