Cassius était un homme froid et austère — « pâle et maigre », comme le qualifierait plus tard César —, peu enclin à la vantardise ou au mensonge, aussi ses paroles furent-elles écoutées avec le plus grand respect. D’après lui, le roi des Parthes, Orodès II, avait envoyé un ambassadeur à Crassus à la veille de l’invasion pour lui signifier qu’il aurait pitié de lui du fait de son âge et le laisserait retourner en paix à Rome. Mais Crassus avait répondu sur un ton de bravade qu’il ferait savoir ses intentions dans la capitale des Parthes, Séleucie. L’émissaire avait alors éclaté de rire et répliqué, en montrant la paume retournée de sa main : « Crassus, il aura poussé du poil là-dedans avant que tu n’aies vu Séleucie. »
L’armée romaine, forte de sept légions auxquelles s’ajoutaient huit mille cavaliers et archers, avait jeté un pont sur l’Euphrate à Zeugma, au milieu d’un orage formidable — ce qui était déjà un mauvais présage. Puis, au moment ou il offrait le sacrifice expiatoire d’usage pour apaiser les dieux, Crassus avait laissé tomber dans le sable les entrailles que le devin lui présentait. Il avait eu beau en plaisanter — « Ce que c’est que la vieillesse ! Les armes, au moins, ne m’échapperont pas des mains » —, les soldats gémirent en se rappelant les malédictions qui avaient accompagné leur départ de Rome. Déjà, écrivait Cassius, ils se sentaient condamnés.
Nous écartant de l’Euphrate, poursuivait-il, on s’enfonça dans le désert, sans provision d’eau suffisante ni la moindre borne en vue. C’est un lieu très plat, dépourvu de sentiers et sans arbres pour offrir de l’ombre. Après avoir parcouru cinquante milles dans un sable profond, avec nos paquetages sur le dos et dans des tempêtes de désert durant lesquelles des centaines de nos hommes succombèrent à la soif et à la chaleur, on arriva à un ruisseau que l’on appelle le Balissus. Là, pour la première fois, nos éclaireurs repérèrent des éléments de l’armée ennemie sur la rive opposée. Sur ordre de M. Crassus, on traversa le ruisseau à midi et on lança la poursuite. Mais l’ennemi était de nouveau hors de vue. On marcha plusieurs heures durant, jusqu’à se retrouver au milieu d’un désert. Soudain de tous côtés on entendit le vacarme des marteaux sur des vases d’airain. Au même instant, comme jaillissant du sable, se dressa de toutes parts une horde immense d’archers à cheval. Les bannières de soie du commandant parthe, Sillaces, flottaient à l’arrière.
Contre l’avis d’officiers plus expérimentés, M. Crassus ordonna que l’armée forme un carré profond dont chaque côté se composait de douze cohortes. On envoya alors nos archers pour occuper l’ennemi. Ils durent cependant battre rapidement en retraite face aux forces parthes, très nettement supérieures en nombre et beaucoup plus rapides à la manœuvre. Leurs flèches causèrent un vrai carnage dans nos rangs serrés. Nos hommes mouraient non d’une mort facile et prompte, mais dans les convulsions et les tortures d’une mort atroce : ils se roulaient sur le sable avec les flèches enfoncées dans leur corps, et expiraient des blessures qu’ils empiraient eux-mêmes en s’efforçant d’arracher les pointes recourbées des flèches qui avaient pénétré dans leurs veines et dans leurs nerfs. Beaucoup mouraient ainsi ; ceux qui vivaient encore étaient incapables d’agir. Et lorsque Publius donna l’ordre de charger sur cette cavalerie bardée de fer, ils lui montrèrent leurs mains clouées à leurs boucliers, et leurs pieds traversés et fixés au sol, de sorte qu’il leur était tout aussi impossible de fuir que d’attaquer. Tout espoir que cette pluie meurtrière s’épuiserait fut anéanti par la vision d’un grand nombre de chameaux chargés de flèches, auxquels les premiers rangs d’archers parthes qui avaient déjà tiré allaient se resservir en faisant un circuit.
Craignant que l’armée ne soit bientôt totalement anéantie, P. Crassus demanda à son père l’autorisation de contre-attaquer les Parthes avec sa cavalerie, quelques cohortes et des archers. Crassus y consentit. Cette force de six mille hommes s’élança, et les Parthes tournèrent le dos et prirent le galop. Mais en dépit de l’ordre exprès de ne pas poursuivre l’ennemi, Publius Crassus désobéit. Ses hommes s’éloignèrent ainsi du gros de l’armée romaine alors que les Parthes resurgissaient derrière eux. Rapidement encerclé, Publius fit replier ses hommes sur un monticule de sable où ils formèrent des cibles faciles. Les archers ennemis les criblèrent à nouveau de flèches. Comprenant que la situation était désespérée et redoutant la capture, Publius Crassus fit ses adieux à ses hommes et les engagea à se sauver eux-mêmes. Puis, ne pouvant se servir de sa main, qu’une flèche avait transpercée, il présenta le flanc à son écuyer et lui ordonna de le frapper de son épée. La plupart de ses officiers suivirent son exemple et se donnèrent la mort.
Une fois qu’ils se furent rendus maîtres de la position romaine, les Barbares coupèrent la tête de Publius et la plantèrent au bout d’une pique qu’ils brandirent devant le gros de nos lignes, défiant M. Crassus de venir regarder son fils. Voyant ce qui s’était passé, celui-ci s’adressa ainsi à nos hommes : « Romains, cette perte, cette douleur ne regarde que moi seul. La grandeur de la fortune et de la gloire romaines repose en vous, intacte, invaincue, tant que vous vivez. Si vous avez pitié d’un père privé d’un fils distingué entre tous par sa vaillance, montrez-la, cette pitié, dans votre courroux contre l’ennemi. »
Malheureusement, ils ne l’écoutèrent pas. Au contraire, ce spectacle, plus que tous les autres objets effrayants, brisa l’âme des Romains et leur ôta toute force morale et physique. Le massacre par les flèches reprit, et il est certain que toute notre armée aurait été anéantie sans la tombée de la nuit et le retrait des Parthes, qui crièrent qu’ils voulaient bien accorder à Crassus cette nuit-là seulement pour pleurer son fils, mais qu’ils reviendraient nous achever au matin.
Cela nous laissait une chance. M. Crassus étant trop abattu de chagrin et de désespoir pour commander, je pris la direction de nos forces et, en silence et sous le couvert de l’obscurité, ceux qui pouvaient marcher levèrent le camp pour une marche forcée jusqu’à la ville de Carrhes, laissant sur place au milieu des clameurs et des gémissements les plus pitoyables quelque quatre mille blessés qui furent, le lendemain, soit égorgés soit pris comme esclaves.
À Carrhes, nos forces se divisèrent. Je suivis avec cinq cents hommes la direction de la Syrie tandis que M. Crassus menait le gros des survivants vers les montagnes d’Arménie. Il nous a été rapporté que, devant la forteresse de Sinnaka, il dut affronter une armée commandée par un général du roi parthe, qui proposa une trêve. Pressé d’aller négocier par ses vétérans au bord de la sédition, M. Crassus fut obligé d’accepter la rencontre bien qu’il redoutât un piège. Alors, se retournant vers les siens, il prononça seulement ces mots : « Vous tous, officiers romains ici présents, vous voyez que l’on me force à cette démarche et vous êtes témoins que je souffre opprobre et violence. Mais dites à tout le monde, si vous échappez, que Crassus est mort trompé par les ennemis, et non pas livré par ses concitoyens. »
Ce sont ses dernières paroles connues. Il fut tué avec ses commandants de légions. On m’a informé que sa tête coupée fut ensuite livrée au roi des Parthes en personne par Sillaces, pendant la représentation d’une scène des Bacchantes où elle servit d’accessoire. Le roi fit ensuite verser de l’or fondu dans la bouche de Crassus en disant : « Gave-toi à présent de ce métal dont tu avais tant soif de ton vivant. »
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